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L’image de la France dans le roman tamoul : Paarisoukkou Pô de Jeayacantane.

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                                                                                 S.A. Vengada Soupraya Nayagar.

 

 

L’étude des images culturelles de l’étranger ou l’imagologie constitue un aspect important de la littérature comparée comme l’affirme Dutu :

« L’étude comparée des littératures ne peut ignorer ce mécanisme des images mentales qui ont rapproché souvent les peuples éloignés ou ont créé des distances apparemment sidérales entre peuples voisins. » 1

Alors que de telles études existent en ce qui concerne les pays étrangers tels que l’Allemagne (L’image de l’Allemagne dans le roman français entre les deux guerres de Georges Pistorius), l’Angleterre (La Grande-Bretagne dans le roman français 1914-1940 de Marius François Guyard), la Russie (La Russie dans la vie intellectuelle française, 1839-1856 de Cadot),  c’est à peine si nous abordons, d’ailleurs si timidement, dans ce domaine en Inde.

La présente étude constitue un modeste projet ayant pour but de faire ressortir une certaine image de la France dans l’œuvre de Jeayacantane, un des grands écrivains de la littérature tamoule.

Bien que le premier roman tamoul paraisse en 1876, ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du vingtième siècle qu’est intervenu dans  la littérature tamoule un apport nouveau d’une grande portée : la publication des écrits littéraires influencés par les pensées des auteurs européens, traductions des  œuvres étrangères. De telles œuvres exercent sur le goût littéraire des Tamouls une influence décisive.  Jeayacantane qui a commencé à écrire  vers les années 50, appartient à cette lignée des écrivains qui sont influencés par les conceptions et les courants littéraires d’autres pays. L’œuvre romanesque de ce prosateur est riche et variée : quarantaine de romans, plus de deux cent nouvelles, quinze volumes des essais et quelques traductions. Observateur du monde social, il nous laisse une galaxie des personnages dont certains sont inoubliables.

Lauréat du prix Gnana Pîtam, la plus haute distinction littéraire de l’Inde, Jeayacantane est sans doute un des plus grands romanciers du Tamilnadou. Paru en 1966, son roman intitulé Paarisoukkou Pô (Va à Paris) mérite d’être étudié de près pour comprendre le fruit de la rencontre de deux cultures.

Le titre du roman de Jeayacantane est à la fois intriguant  et  incitant : Paarisoukkou Pô. Ce titre semble refléter le contenu de la trame romanesque. Tout lecteur  passionné par le titre essayera d’en chercher la signification dans l’oeuvre.  La lecture du roman entier nous fait comprendre à quel point le titre renvoie à l’essence de l’œuvre.

Divorcé de Jeanne, une Française, Sarangane rentre de France en 1964, après un intervalle de quinze ans. Sarangane, violoniste est le cadet d’une famille hindoue orthodoxe installée de longue date à Chennai. Il s’agit d’une grande famille indivise dont Seshaiah, son père, est le chef. Elle comprend  Narasimane,  Balammale, sa fille, et Lakshmi, sa belle-fille (la veuve de Rangaiah, son deuxième fils).

A part ces personnages de la famille de Seshaiah, Mahalingam, un des amis de leur famille et son épouse Lalida jouent un rôle significatif dans le roman. Au fait, c’est ce couple qui vient chercher Sarangane à l’aéroport de Chennai. Se méfiant de la mentalité de Sarangane, d’après lui polluée par son séjour en France, Seshaiah fait des efforts pour le retransformer en un Indien. Il envisage de lancer une affaire immobilière, en collaboration  avec Sarangane comme partenaire et Murali, son petit-fils (le fils de Balammale) comme personne interposée.  Il demande également à Sarangane de se marier car d’après les traditions hindoues, le mariage rend l’homme plus sérieux.  Mais ses efforts pour convaincre son fils ne sont pas fructueux.

Sarangane essaye de noyer ses ennuis dans l’alcool. Au début soulagé et réconforté par la compagnie amicale de Lalida, Sarangane finit par s’éprendre d’elle. Celle-ci, bien tiraillée entre son époux et son nouveau compagnon -les deux hommes partageant sa vie chacun à sa manière- est indécise  et a recours à Sarangane pour prendre une décision. Celui-ci lui propose les deux décisions possibles : divorcer de son époux pour l’accompagner à Paris ou rester fidèle à son époux.  Tout en lui expliquant les justifications de la décision qu’elle prendrait et les conséquences qui pourraient s’en suivre,  Sarangane lui signale qu’il ne veut pas non plus imposer une décision sur elle.  Au bout d’une longue réflexion,  Lalida décide de ne pas abandonner son époux à qui elle doit beaucoup.

Echoué dans toutes ses entreprises, Sarangane décide de rentrer tout seul à Paris. A l’aéroport, il rencontre Soundaram, un de ses admirateurs qu’il ne connaît qu’à travers ses courriers. Cette rencontre se révèle décisive dans sa vie. Cet ami lui propose un nouveau projet qui répond à ses goûts et à ses convictions. Sarangane change d’avis et décide de s’installer à Calcutta pour réaliser ce nouveau projet.

Ce roman essaye de répondre aux questions principales que pourraient se poser les lecteurs :

  • Quel est le regard de l’entourage de Sarangane ?
  • Rentrant de Paris, quelle optique garde le protagoniste sur son pays ?
  • Réussit-il à s’intégrer dans la société indienne ?

Dans ce roman, tout se déploie à partir de la situation classique du héros qui rentre dans son pays natal après un long séjour de quinze ans à Paris. Dès son arrivée, on le voit discuter avec le couple Mahalingam et Lalida qui viennent le recevoir à l’aéroport. Ceux-ci se révèlent ses admirateurs pour ses idées:

« Nous avons lu les longues lettres que vous avez écrites à votre père. Nous avons discuté longuement sur vos idées révolutionnaires. » 2

Mais cet accueil n’est que provisoire. Dès qu’il  rentre chez lui, Sarangane se rend compte combien il lui serait difficile à s’adapter à leur train de vie.  Du fait qu’il n’est pas au courant du décès de son frère aîné, on comprend  le décalage entre lui et sa famille. Il ne s’agit pas seulement d’un retour au sein maternel, mais du retour dans une famille désormais riche de conflits nouveaux, différente d’autrefois. A vrai dire, c’est son retour qui rend ces conflits perceptibles.

La confrontation avec la dureté de la vie familiale (du comportement de son père orthodoxe qui est persuadé de la supériorité de ses convictions) le rend malheureux.

Cette confrontation mène au conflit entre deux générations séparées non seulement par l’âge mais aussi par l’expérience et la perception individuelle.

Chez Seshaiah, son père, on voit se manifester une sorte de xénophobie, bien qu’il soit conscient du fait qu’il s’agit de son propre fils. Sa crainte des méfaits d’une autre culture et des idées révolutionnaires en fait preuve. Il semble relativiser, avec humour et distance, la question de l’identité culturelle, de la pureté de race, de la crainte de l’étranger. Cette méfiance envers Sarangane se manifeste dans les conseils qu’il donne à son petit-fils :

« Méfie-toi de lui (…) sa tête est remplie d’idées saugrenues. Il ne peut pas comprendre le patrimoine de nos ancêtres. Il soutiendra que la civilisation des sauvages est la meilleure. Les jeunes comme toi seront facilement vulnérables à de tels arguments. C’est pourquoi je te mets en garde » 3

Seshaiah regrette d’avoir envoyé son fils à l’étranger pour faire ses études. Il sait bien qu’il est partiellement responsable de la pollution d’esprit de son fils influencé par les idées ridicules soi-disant révolutionnaires :

« C’est facile à regagner l’argent qu’on perd. Mais la culture, le code moral que nous sauvegardons depuis des générations… si on se permet de les perdre au nom de la modernité, la révolution. Ça serait une perte irréparable » 4

Il n’a aucune estime pour les principes de son fils car il est persuadé qu’on ne peut jamais avoir des principes sans respecter sa propre culture. C’est à ce propos qu’il discute avec Lalida :

« Il se prend pour un grand ‘artiste’…tant mieux ! Il faut savoir détacher les principes et la pratique pour réussir même dans leurs principes. Réfléchis bien. Il parle des principes et des objectifs. Ce sont les causes de son état actuel. » 5

A son tour, Sarangane sait bien que son père ne peut jamais admettre toute autre musique que la musique carnatique. Sarangane ne peut jamais accepter les conceptions de son père qui réclame aveuglément la supériorité de la musique carnatique.  Avançant ses arguments contre ceux de son père, il parle de l’universalité de la musique :

« La musique n’est pas une langue régionale : c’est une langue universelle ! A quoi sert toute connaissance de la musique sans comprendre cette notion fondamentale ? » 6

Cette largesse d’esprit est due sûrement à l’expérience qu’il a eue de son séjour en France. Sarangane se plaint de son père en particulier et à travers son père il trouve que tout le pays possède la même attitude.

« Je ne parle pas seulement de mon père. Je sais bien qu’il y a plein de gens qui sont du même avis que lui » 7

Il s’agit de la vision de celui qui rentre de Paris. Un long séjour à l’étranger l’a sûrement aidé à voir du dehors et du dedans à la fois son pays. Tout au long du roman, on assiste à de tels débats sur les conceptions diverses.

Ce différend ne s’arrête pas au domaine de la musique. Sarangane ne peut s’entendre plus au niveau familial. Refusant d’accepter d’être un partenaire passif de l’affaire proposée par son père il se plaint du marasme de la société :

« Vous continuez à vivre dans une société féodale. Dis à papa qu’il n’intervienne pas dans mes affaires» 8

Des fois, par rétrospection et autoévaluation, il se considère un étranger dans son propre pays. Dans une interview, il avoue :

« Je ne vois ni Paris ni Londres comme les pays étrangers. Au fait, c’est ici en Inde que je me sens un étranger…je regrette de tel statut » 9.

Cependant, Sarangane n’oublie pas de reconnaître ses défauts. C’est ce qu’on constate quand il  regrette d’abuser de l’alcool. Il accepte même que ce soit une des habitudes qu’on ne devrait pas apprendre des européens :

« Vous avez raison…un grand nombre d’Indiens croient que boire, se vêtir et parler anglais comme les Européens sont des signes extérieure d’une culture. Par là, ils ne perdent que leur identité nationale » 10

C’est ce penchant pour l’alcool qui le rend malheureux dans sa famille. Comme il n’avait plus d’argent pour se permettre d’acheter la marque d’alcool qu’il boit habituellement il demande à Kanniappane, son serviteur, de lui acheter de l’alcool indigène.  Observant sa condition pathétique, c’est Kanniappane qui lui conseille pour la première fois de rentrer à Paris.  On écoute la même suggestion non seulement de son père mais aussi de la part d’un metteur en scène qui le trouve un étranger à cette société remplie des compromis.

A la fin,  Sarangane comprend bien que ses conditions d’existence ont radicalement changé et qu’on ne l’accepte pas dans sa société à cœur ouvert et qu’on veut seulement se débarrasser de lui.

Rendant compte de cette aliénation, il trouve Paris plus compréhensif que son pays natal:

«  Eh bien, ni Paris ni l’Inde ne m’accueille. Mais l’Inde me repousse ; Paris ne me repoussera point. Donc, je vais à Paris. Jusqu’ici, Paris n’a repoussé aucun artiste. » 11

L’auteur crée  des personnages tels que Sarangane et Seshaiah pour faire rivaliser les idées de deux axes radicalement opposées. Si le premier symbolise le regard du dehors, le second représente celui du dedans. Le regard de Sarangane n’est pas seulement un regard méfiant et cynique. Il se révèle un redresseur de torts qui semble diagnostiquer son pays. Il n’arrête pas de signaler les faiblesses qu’il voit partout. Comme Seshaiah, son père se réclame de la supériorité de sa culture,  Sarangane se plaint de l’état actuel de son pays natal et parle de tout ce que l’Inde pourrait être. Si l’un est fier du passé, l’autre s’inquiète du présent et de l’avenir.

Sarangane se permet de parler de son pays natal selon un très curieux mélange de familiarité et d’étrangeté. C’est de ses expériences personnelles que se nourrit son regard si particulier sur son pays. Cette expérience lui permet de voir son pays sans complexe. On ne voit jamais chez lui la soumission ou révérence aveugle que l’on voit habituellement chez les protagonistes des autres romans de ce genre. Les injures et les critiques qu’il reçoit de son entourage lui rappellent  constamment son statut d’étranger dans son propre pays.

Son appartenance -voire son identité- reste en permanence l’objet d’une négociation tout au long du roman. Paris représente pour lui, le centre d’une civilisation à laquelle il se sent appartenir par son tempérament et par sa profession, non par sa langue ou par sa nation. Par contre, l’Inde représente pour lui, le centre d’une génération qui refuse d’évoluer.

Rentré  dans son pays natal,  Sarangane se sent aliéné de la société. C’est pourtant cette distance qui lui permet de percevoir avec plus d’acuité les maux de la société : hypocrisie, corruption, déloyauté. Le héros échoue de son propre fait parce qu’il n’est pas à la hauteur de cette nouvelle société qui exige qu’il se plie à ses convictions. Justifiant sa décision de rentrer à Paris il avoue que ce sont certaines qualités européennes qu’il possède par nature qui font obstacle à la réalisation de son projet en Inde : moderniser la musique indienne. Malgré cet échec personnel il garde toujours son optimisme :

« Je ne veux pas conclure que j’ai perdu avant de commencer mon travail. (…) je compte sur la vie indienne. Je suis sûr que la musique moderne de l’Inde s’émergera en surmontant toutes sortes d’obstacles. C’est avec cet espoir que je rentre à Paris qui m’assurerait une vie assez décente » 12.

Etudiant du près les personnages de ce roman, leur manière de penser et d’observer laisse transparaître la présence constante en arrière-fond des opinions de l’auteur.

« Dans les débats entre les personnages de ce roman, je ne sais lequel sort le vainqueur. Je n’ai aucune idée sur le résultat. Ces personnages se consacrent aux idées pour lesquelles ils plaident. (…) Je n’ai créé que les divers personnages qu’on trouve dans un monde intellectuel. On attend toujours un conflit entre le bien et le mal. Pas forcément. Il se peut qu’il y ait une lutte entre les biens.» 13

L’écrivain s’efface des fois du roman laissant la parole soit au narrateur ou à ses personnages. L’image de Paris qui se dégage de ce roman n’est pas statique. La raison en est simple : toute image présentée dans ce roman est fondée sur les critères des convictions de chacun des personnages qui la présente. Si l’un aborde Paris avec une dose de méfiance, l’autre le trouve évolué par rapport à la société de son pays natal.

L’image de la France qui se dégage de cette étude ne saurait être reconstituée que par recoupement et par opposition à la société tamoule qui paraît figée dans ses préjugés et ses habitudes. Celle-ci est représentée par Seshaiah, le père de Sarangane. En revanche, Sarangane, le personnage principal représente la civilisation française -voire parisienne- avec tout ce qu’il y a de progressif et de plus moderne.

Paris n’étant pas évoqué par des images traditionnellement pittoresques, la capitale de la France semble représenter de façon globale toute la culture occidentale qui s’oppose à la culture indienne. Cependant, le fait d’avoir choisi Paris et non New York ou Berlin comme le représentant de cette culture montre bien à quel point les Tamouls sont fascinés par cette ville beaucoup lus que les autres.

Dans ce genre d’étude d’image on se pose souvent la question d’authenticité : est-ce que l’image qui se dégage est fidèle à l’original ou fait figure d’un mirage. Il est très difficile de trancher cette question car la vision d’un pays dépend de plusieurs facteurs, notamment celui de temps. Ce roman date des années 60. Depuis cinquante ans se produisent de nombreux événements tant en France qu’en Inde, ce qui risque d’apporter des nuances considérables. D’ailleurs, en littérature, il serait peut être plus légitime d’invoquer la notion de mythe à laquelle correspond l’image de France qui se dégage de l’œuvre de Jeayacantane.

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Notes :

  1. Cité par Michel Cadot, La recherche en littérature générale et comparée en France, Paris : S.F.L.G.C, 1983, p.71.
  2. Jayakantan, Paarisoukkou Pô, Madurai : Meenatchi Pouttaga Nilayam, p.20
  3. Ibid, p.76.
  4. Ibid, p.76.
  5. Ibid, p.151.
  6. Ibid, p.23.
  7. Ibid, p.76.
  8. Ibid, p.83.
  9. Ibid, p.105.
  10. Ibid, p.110
  11. Ibid, p.348.
  12. Ibid, p.312
  13. Ibid, p.9.

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Souliers (nouvelle) – Pirabanjan

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 Pirabanjan (Vaithilingam) né le 27 avril 1945 à Pondicherry  (Inde), diplômé en littérature tamoule, a commencé sa carrière comme un professeur de tamoul à Tandjavour. Il était journaliste et cinéaste avant d’être écrivain. Sa profonde connaissance dans le classicisme tamoul ne l’empêche pas d’être un écrivain moderne. En revanche, ce savoir-faire est la clé majeure de  sa réussite. La voix à l’encontre de l’injustice  est évidente.  Il est l’auteur de 46 six œuvres en multiples genres : romans, nouvelles, essaies et théâtres.

Les prix et récompenses :

1. Le prix de Sahitya académie (Grand prix littéraire d’Inde)  pour son roman Vanam Vasappadum  (1995)

2. Le prix Baratya Basha Parishad  de littérature

3. Le prix Kasturi Rangammal pour son roman ‘Mahanathi’

4. Le Prix Ilakkiya sinthanai pour son roman ‘Manudam vellum

5. Le Prix C.pa Adiththanar  pour son roman ‘Sandya’

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                                                      Souliers (nouvelle)

                                                                                                    Pirabanjan

Les deux souliers rangés côte à côte ressemblaient à un couple de gros rats noirs. Ils étaient tout neufs, et leur luisant était tel qu’on pourrait même s’en servir comme un miroir pour nous peigner. La lumière du soleil  s’y éclairait  d’ondes noires.

Ponnouthambi Pillai  regarda ces souliers, les jumeaux noirs.  En fait,  Mâdan le cordonnier qui n’avait l’habitude de faire des souliers que pour les seigneurs de la ville blanche, avait fait  ces souliers avec toute sa passion et son dévouement. Ils lui avaient coûté légèrement cher, mais  peu importe, il n’avait pas pu faire autrement, on devait donner le prix des seigneurs blancs pensa-t-il. Ce jour-là, il venait de réaliser son rêve de longue date. Il avait fait des études comme les blancs et travaillait avec eux.  N’avait-il donc pas  le droit de s’habiller comme eux ?

Il s’est assis et prit des chaussettes. En même temps, il prit soin de ne pas abimer le pli du pantalon qui était trop raide. Les chaussettes aussi étaient neuves.   Elles étaient lisses, douces comme la peau de serpent.  Après avoir mis les chaussettes, il a pris les souliers.

Pour les dépoussiérer,  il leur a donné une petite tape sans leur faire mal. Il a glissé ses pieds dedans avant de les lacer. Tel un chiot, les souliers  les ont happés. Il a fait quelques pas.

Quel plaisir !  Lorsqu’il marchait il découvrit à la fois une joie, une fierté  et un  courage. D’un coup, il devenait un gamin de sept ou huit ans.

Le père de Ponnuthambi qui était assis sur le poyal de la maison en contemplant le plafond se leva en voyant  son fils.  

Son père était voûté. Cette déformation n’avait rien à voir avec son âge. C’était plutôt dû aux courbettes faites sans cesse depuis plus d’un demi-siècle devant les blancs-peu importe leur statut,  patron ou majordome.

– Attention mon fils !   Vivre avec les blancs est un peu comme vivre avec un diable, personne ne peut prévenir le changement de leur humeur.  Il faut savoir s’incliner devant ces gens. La personne qui sait s’incliner aura la bouillie, mais celle qui cherche des ennuis n’aura  que le foin, le vieillard mit en garde son fils.

Mais comme d’habitude, Ponnouthambi Pillai descendit dans la rue tout en ignorant les conseils de son papa.

D’ordinaire, il allait au tribunal dans un pousse-pousse. Ce-jour-là, il décida d’y aller  à pied . Ses souliers blindés de fer à cheval au talon l’incitaient à marcher. Le tintamarre des souliers d’un seigneur noir, résonnant  comme un coup de marteau sur de l’étain, fit lever les gens assis sur le poyal pour l’honorer. Ainsi, ils voulaient  exprimer leur respect à un notable. Cela ne voulait pas dire qu’ils le connaissaient. Mais il portait les souliers ! Donc, il  devait sans doute  être un notable. Tous ceux qui croisaient Ponnuthambi l’ont salué. L’ombre des porchers serrés qui se trouvait le long de Mission street atténuait la chaleur des rayons du soleil. Ponnouthambi  se tenant droit entra lentement dans le tribunal.

La salle d’audience était déjà ouverte. L’honorable juge,  le procureur, et d’autres avocats étaient assis sur leurs sièges respectifs. Le procès de quelqu’un était en audience.

Ponnuthambi  fit  une courbette et  dit courtoisement: ‘Mes respects Monsieur le Juge!’.

La lumière noirâtre de ses souliers a attiré l’attention de M. le juge.  Du haut, il les regarda attentivement. Ce regard méprisant a quand même gêné Ponnouthambi.

Le teint clair du juge était comme un marbre blanc. Lorsque le juge avait mis ses pieds en Inde il était comme une statue immaculée de marbre. Mais la chaleur indienne  avait laissé sur son visage de petits points rouges qui semblaient comme des graines de beauté.  C’est à  ce moment  que Ponnouthambi remarqua pour la première fois que les yeux bleus ressemblant aux azurs devenir rouges.

Ce que vous vous portez, sont-ils des souliers, n’est-ce pas? Lui demanda-t-il, le juge, sa voix était haute et méprisante; d’ailleurs, ce n’était pas sa voix habituelle.

Ponnouthambi regarda ses souliers une fois de plus avant de répondre dignement  en beau français aussi élégant que celui du juge : ‘Oui!  Monsieur le Président’.

Le juge hocha la tête en signe de désaccord et disait-il. « Je n’apprécie pas votre comportement. Monsieur  Ponnouthambi Pillai ! Je vous oppose formellement d’entrer dans ma salle d’audience avec des souliers

Ponnouthambi  vit les pieds du Juge. Comme lui, le juge portait des  souliers. Le procureur, son ami, un originaire de France, portait lui aussi des souliers. Seuls deux avocats tamouls autochtones qui s’habillaient d’un pagne et d’une veste avaient les pieds nus.

Il s’est tenu droit et   regardait le juge dans les yeux et dit : « Votre honneur ! J’ai du mal à comprendre vos propos, d’une part vous m’interdisez  d’entrer chaussés dans la salle, et  d’autre part mon ami le procureur  et vous,  vous permettez d’y entrer avec des souliers.

Il vit le visage du juge qui était jusqu’ici comme un marbre blanc se transformait en une brique rouge. On voyait également sur ses lèvres un sourire de mépris.

Monsieur Ponnouthambi  Pillai!, Vous êtes Indien. Nous croyons donc que vous êtes censé vous conformer à  la tradition Indienne.

Maintenant, Ponnouthambi Pillai avait bien compris le message du juge. Il lui disait «  Votre honneur ! A l’intérieur de cette majestueuse cour, nous  ne sommes ni français ni indiens.  Nous  sommes ici pour appliquer la loi et faire la justice. D’ailleurs, je me suis habillé selon la convention établie pour les avocats. Il n’y a aucune loi en matière de tenue dans notre tribunal qui ne  distingue les indiens des français.  La question de non respect de la loi, ne se pose même  pas. Je ne comprends donc pas votre refus à l’encontre de mes souliers.

Ce qui vient de se passer, est un évènement insolite dans l’histoire. Un homme d’un pays d’esclave vient de contrarier son excellence le juge, grand représentant de l’impérialisme français.

Le juge se leva, et avec lui l’audience.

“Monsieur, vous avez franchi les limites. Un homme de notre colonie n’a aucun droit de parler d’une telle manière. Ceci non seulement est une faute grave mais aussi un outrage à l’autorité. Je ne peux tolérer votre comparaison entre les français et les indiens. Voici ma décision: Il vous est interdit de porter des souliers  à l’intérieur de ma salle d’audience. A défaut de quoi, on vous interdira d’exercer votre vocation d’avocat. Il faut que vous le compreniez”, après avoir fait cette déclaration, le juge quitta la salle et le procureur le suivit.

Maintenant dans la salle il n’y a que Ponnouthambi et deux autres collègues Indiens. Soupiramani ayyer, avocat et brahman par caste, prit les mains de Ponnouthambi et dit,”Monsieur Ponnouthambi, nous sommes fiers de votre réaction. Nous avons suivi la même formation, notre connaissance juridique a été également validée. Alors, sous quel prétexte, sommes –nous inférieurs ? C’est une occasion pour nous de le montrer. On ira jusqu’au bout.  Puis, c’est  le tour de Mr. Virabagou, qui embrassa Ponnouthambi et lui dit:”Monsieur! Aujourd’hui, vous avez écrit un nouveau chapitre. Le petit  feu  que vous venez d’attiser contre le racisme va demain détruire tout le bois. ».

Après le départ de ses collègues, se sentant  humilié Ponnuthambi resta là un bon moment. Il a eu beaucoup de mal à sortir de la salle.

Le soleil était brûlant, on a pu entendre les lamentations de la mer. Un chauffeur de pousse-pousse s’approcha de lui et demanda, «  venez-vous, Monsieur ? «. Alors, M. Ponnouthambi, comme il était de mauvaise humeur,  ne voulait rien entendre.  En enlaçant les bras derrière son dos il se dirigea lentement vers chez lui.

La lune était au zénith. Le ciel sans étoiles. L’école sans enfants .Les maisons s’étaient  couvertes  de l’obscurité. Comme les maisons ont des multiples visages ! L’un pour la nuit, l’autre pour le jour. Comme les hommes, Il paraît que les maisons aussi ont des visages !

Ponnouthambi arpentait la terrasse de sa maison. Il n’arrivait pas à dormir. Normal. Il s’est senti comme dénudé en pleine rue et qu’un pouvoir mystérieux l’avait frappé par derrière. Combien de profondes divisions entre les hommes : Castes, religion, pays, race, européen, indien, blanc, noir, supérieur, inférieur. Combien de fossés ? Pourtant depuis sa création, le monde connaît de nombreux sages et de saints qui en ont parlé et, écrit  sans cesse. Mais ce ne sont  que des écrits. Quelque part un oiseau s’égarant de son nid fit un cri maussade. Ponnouthambi  descendit de la terrasse et rentra dans sa chambre.

Il  prit  du papier.Trempant le bout de sa plume dans l’encre il se mit à écrire.

Il a décrit l’épisode en détail sans exagération, ce qui s’est passé dans la salle d’audience ce-jour là. Il l’a adressé au juge de la cour de cassation de Paris.

Un juge qui a suivi toutes ses études dans un pays renommé pour ses principes de liberté, égalité,  fraternité,  pourrait-il rendre injustice à un avocat ? Est-ce que votre cour le permettrait ?

Face à la justice, la discrimination de la couleur de la peau peut-elle marquer une différence ? Chaque pays a son propre caractère. La France est à la fois un vase de cultures et une pépinière d’arts. A son encontre aujourd’hui, un individu qui est aussi un juge connu pour sa vanité, essaie de la maculer de racisme. Est-ce que votre honorable cour, a-t-elle ordonné cette autorisation?

Votre honneur, je vous prie de me permettre de m’habiller selon mes désirs qui  sont conformes aux règles vestimentaires du tribunal. Si vous appuyez la décision prise par le juge de Pondichéry, je préfère renoncer à ma profession d’avocat au lieu de changer mon caractère. Je sais que la justice est immortelle. Devant le Dieu, Tout-Puissant, à son autel, en tant qu’homme, je vous demande de me laisser jouir des droits égaux. Le lendemain la lettre a été expédiée à son ami, un avocat à Paris qui était également un progressiste. Cette nuit là, il a bien dormi avec espoir.

Son père lui dit : « J’en étais sûr. Peut-on jouer avec un roi? T’es fou. Lui, Il peut tout miser : 100 villages, 1000 vaches etc. Et  toi, qu’est-ce que tu as ? A part tes cheveux. Si tu les arraches je te jure que tu ne peux décompter même pas 1000 poils.

Ben, cela fait bientôt un an. Il n’y a aucune nouvelle de Paris. Au lieu de rester à la maison et passer son temps comme un maki il vaut mieux ouvrir une boutique de bétel pour gagner ta vie «

Ponnouthambi redouta que son père ait raison.

Le destin était fait autrement. La cour de cassation de Paris a annulé la décision du juge de Pondichéry et  a autorisé Mr. Ponnouthambi  à s’habiller comme il souhaitait. Un an après, M. Ponnouthambi rentra au tribunal avec des tenues et des chaussures comme un européen. Ses collègues tamouls Soubiramani Iyer et Virabagou  étaient très émus. Ils ont accueilli et embrassé  M.Ponnouthambi avec les larmes aux yeux. Les notables tels que Nâdou Shanmouga Moudaliar étaient également présents. Ils l’ont honoré en présentant des guirlandes de fleurs.

M. Pillai ! C’est  la première victoire dans votre combat contre les Français. En France, il y a un nouveau gouvernement populaire.  Donc, la libération de notre pays est imminente, elle ne va pas tarder, dit  M. Shanmougam moudaliar, ému de joie.

M. Ponnouthambi est entré dans la chambre du Juge. Le juge n’était plus là, à son siège, Il était remplacé par un autre juge  qui paraissait plus âgé que l’autre.

En s’inclinant devant le juge en hommage  Ponnouthambi dit : « Mes respects Monsieur le juge »

Le juge le vit. La couleur de sa peau était exactement la même que l’ancien: un mélange de rouge et de blanc, comme une statue de marbre. Son visage a laissé apparaître un sourire amical.

Monsieur Pillai, « Je suis au courant de tout. Mais, je n’ai qu’une chose à vous dire tout ce qu’avait dit mon ancien collègue n’appartient qu’à lui. Ne prenez pas à tort ses remarques comme celles de notre nation. J’ai une profonde croyance dans les principes : Égalité et Fraternité. Je crois même que parler de différence entre les hommes est  un pêché. Nous n’avons pas la même peau c’est vrai, mais au fond ne sommes-nous pas  tous humains ? Aimons toute l’humanité. On est là pour rendre justice. Donc, travaillons ensemble avec des idées nobles. La cour est prête à vous accueillir ». Après ses paroles, le juge se leva, et tendit ses mains.

M. Ponnouthambi saisit ces mains d’amitié.

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-Traduit par  Nagarathinam Krishna,

Avec la terre j’ai l’impression de maitriser le processus de création du début à la fin – Gaby Kretz

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Ma première rencontre avec Gaby Kretz fut d’abord avec ses enfants c’est-à-dire avec ses sculptures. Il s’agissait d’une exposition de sculptures céramiques dans une église de style Gothique se trouvant dans la jolie petite ville de Rosheim, à une trentaine de kilomètres de Strasbourg.

Les œuvres de Gaby Kretz symbolisent notre monde en prenant une forme d’avatar. L’humanité entière se met en mouvement dans ses sculptures, présentées comme un  mélange parfait de complexité et d’esthétique, qui nous rendent muet. Evidemment, il nous a fallu du temps pour comprendre ces magnifiques créations. Cela nous est arrivé  à la fin de notre visite. On était sur le point de sortir lorsque soudain quelques murmures se sont élevés qui nous paraissaient tels des cris de moineaux. C’est elle –m’informa mon ami.  Après une brève hésitation, j’ai suivi mon ami comme une ombre et me tenait devant elle. Gaby Kretz avait un sourire lumineux bien que fermé, les cheveux lâchés, tombant sur son front et encadrant son regard perçant. En quelques mots, mon ami lui expliqua la raison de sa deuxième visite tout en n’oubliant pas de me présenter.

armi les différentes formes d’arts, la sculpture et la peinture se mettent en avant par leur singularité, refusant les mots et en se servant plutôt d’un langage de sourd et muet. Bien qu’elles appartiennent à la même famille, la sculpture, grâce à sa forme en 3-Dimension,  nous présente avec justesse la perception haptique.  Vertu que les autres formes d’art ne possèdent pas. C’est la raison pour laquelle un sculpteur et ses œuvres sont incomparables.

Gaby Kretz est une experte en terra cota dont elle se sert comme la base de sa sculpture céramique. C’est un ami qui m’a fait découvrir ses talents et son atelier. Au mois d’Octobre dernier, alors que nous rentrions d’un séjour à Paris, mon ami me parla de cette exposition près de Strasbourg que j’aurai surement apprécié et m’invita à aller la découvrir. La visite d’une exposition d’art ne m’arrivant qu’occasionnellement et ayant été récemment déçu par une exposition à Paris, j’ai décidé de saisir l’occasion et de l’accompagner.

Les personnages présentés sur les différents sujets apparaissent en chair et en os et justifient la quête du sculpteur et son cœur de poète. Genèse, Liens, Souffrances, Horizons, Passage, Guide, Energie, Transcendance, Lumière sont quelques-uns des sujets traités par Gaby Kretz. En s’alignant sur ses personnages, Gaby nous montre la victoire de la recherche spirituelle. Sur les visages de ces personnages, on voit une sorte de paix obtenue en  cicatrisant des fissures et des failles du caractère humain. Les yeux sont agréables, les lèvres sont souriants, la tête est chauve, il s’agit là de caractères généraux qui, en même temps, protègent l’intimité des personnages. Ils se tiennent, pas toujours droit et parfois en groupe, et donnent l’impression de se murmurer le secret de la vie humaine. Certaines sculptures me font penser à des moines bouddhistes. Peut-être parce que je suis hindou, les sculptures me font également penser à des mythes eternels. Alors que le monde qui nous entoure est témoin d’âges et de scénarios apocalyptiques, ces sculptures existeront à jamais, emportant avec elles la vérité absolue et perpétuelle. On pourrait se demander s’il existe une raison particulière de présenter ces sculptures dans une église. Ce n’est que plus tard que je compris que pour la vérité exprimée par les sculptures, le silence est idéal.

 « Je cherche depuis quelques années à exprimer le calme et la paix intérieure, en réaction à un monde que je trouve agité, dans une excitation permanente. Les personnages sont souvent représentés en position de méditation, les yeux fermés, tournés vers leur intérieur. Ils évoquent la quiétude et la sérénité et donnent une image plus spirituelle de l’Homme. Mon travail m’a amené vers des lieux dépouillés comme les églises romanes où il me semble que mes sculptures y trouvent un cadre à leur mesure. Mais pour autant mon travail n’est pas lié à une religion ou une philosophie particulière et se veut universel »

La seconde fois, mon ami et moi sommes allés voir le sculpteur dans son atelier. J’ai pu poser quelques questions qui touchent à son travail en général : la raison d’être un sculpteur, les sentiments pendant la création puis enfin pourquoi avoir choisi la sculpture etc. Gaby est née et a grandie dans un village. Jusqu’à son adolescence elle était une fille très timide et reculée du monde extérieur. Elle a découvert la peinture et l’art comme moyens de communication. Selon ses propos, elle s’est tournée vers la sculpture car : « Après un passage par le dessin et la peinture, j’ai voulu saisir à pleine main, sans l’intermédiaire d’un outil, cette argile, poussière de nos ancêtres. Avec la terre j’ai l’impression de maitriser le processus de création du début à la fin et de pouvoir y introduire ce que je ressens, ce que je vis. J’éprouve le besoin d’un contact tactile, le touché et la manipulation de l’argile me sont indispensable ». C’est ainsi qu’elle partie pour l’Italie remplie de courage et de passion et rencontra, par l’intermédiaire des ses amies Italiennes, M. Filomeno Crisara, son maître, qui sera connu plus tard par le film « Au nom de la rose ». Aujourd’hui Gaby Kretz voyage  partout dans le monde en tant que grand sculpteur.

– Nagarathinam Krishna

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