L’image de la France dans le roman tamoul : Paarisoukkou Pô de Jeayacantane.

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                                                                                 S.A. Vengada Soupraya Nayagar.

 

 

L’étude des images culturelles de l’étranger ou l’imagologie constitue un aspect important de la littérature comparée comme l’affirme Dutu :

« L’étude comparée des littératures ne peut ignorer ce mécanisme des images mentales qui ont rapproché souvent les peuples éloignés ou ont créé des distances apparemment sidérales entre peuples voisins. » 1

Alors que de telles études existent en ce qui concerne les pays étrangers tels que l’Allemagne (L’image de l’Allemagne dans le roman français entre les deux guerres de Georges Pistorius), l’Angleterre (La Grande-Bretagne dans le roman français 1914-1940 de Marius François Guyard), la Russie (La Russie dans la vie intellectuelle française, 1839-1856 de Cadot),  c’est à peine si nous abordons, d’ailleurs si timidement, dans ce domaine en Inde.

La présente étude constitue un modeste projet ayant pour but de faire ressortir une certaine image de la France dans l’œuvre de Jeayacantane, un des grands écrivains de la littérature tamoule.

Bien que le premier roman tamoul paraisse en 1876, ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du vingtième siècle qu’est intervenu dans  la littérature tamoule un apport nouveau d’une grande portée : la publication des écrits littéraires influencés par les pensées des auteurs européens, traductions des  œuvres étrangères. De telles œuvres exercent sur le goût littéraire des Tamouls une influence décisive.  Jeayacantane qui a commencé à écrire  vers les années 50, appartient à cette lignée des écrivains qui sont influencés par les conceptions et les courants littéraires d’autres pays. L’œuvre romanesque de ce prosateur est riche et variée : quarantaine de romans, plus de deux cent nouvelles, quinze volumes des essais et quelques traductions. Observateur du monde social, il nous laisse une galaxie des personnages dont certains sont inoubliables.

Lauréat du prix Gnana Pîtam, la plus haute distinction littéraire de l’Inde, Jeayacantane est sans doute un des plus grands romanciers du Tamilnadou. Paru en 1966, son roman intitulé Paarisoukkou Pô (Va à Paris) mérite d’être étudié de près pour comprendre le fruit de la rencontre de deux cultures.

Le titre du roman de Jeayacantane est à la fois intriguant  et  incitant : Paarisoukkou Pô. Ce titre semble refléter le contenu de la trame romanesque. Tout lecteur  passionné par le titre essayera d’en chercher la signification dans l’oeuvre.  La lecture du roman entier nous fait comprendre à quel point le titre renvoie à l’essence de l’œuvre.

Divorcé de Jeanne, une Française, Sarangane rentre de France en 1964, après un intervalle de quinze ans. Sarangane, violoniste est le cadet d’une famille hindoue orthodoxe installée de longue date à Chennai. Il s’agit d’une grande famille indivise dont Seshaiah, son père, est le chef. Elle comprend  Narasimane,  Balammale, sa fille, et Lakshmi, sa belle-fille (la veuve de Rangaiah, son deuxième fils).

A part ces personnages de la famille de Seshaiah, Mahalingam, un des amis de leur famille et son épouse Lalida jouent un rôle significatif dans le roman. Au fait, c’est ce couple qui vient chercher Sarangane à l’aéroport de Chennai. Se méfiant de la mentalité de Sarangane, d’après lui polluée par son séjour en France, Seshaiah fait des efforts pour le retransformer en un Indien. Il envisage de lancer une affaire immobilière, en collaboration  avec Sarangane comme partenaire et Murali, son petit-fils (le fils de Balammale) comme personne interposée.  Il demande également à Sarangane de se marier car d’après les traditions hindoues, le mariage rend l’homme plus sérieux.  Mais ses efforts pour convaincre son fils ne sont pas fructueux.

Sarangane essaye de noyer ses ennuis dans l’alcool. Au début soulagé et réconforté par la compagnie amicale de Lalida, Sarangane finit par s’éprendre d’elle. Celle-ci, bien tiraillée entre son époux et son nouveau compagnon -les deux hommes partageant sa vie chacun à sa manière- est indécise  et a recours à Sarangane pour prendre une décision. Celui-ci lui propose les deux décisions possibles : divorcer de son époux pour l’accompagner à Paris ou rester fidèle à son époux.  Tout en lui expliquant les justifications de la décision qu’elle prendrait et les conséquences qui pourraient s’en suivre,  Sarangane lui signale qu’il ne veut pas non plus imposer une décision sur elle.  Au bout d’une longue réflexion,  Lalida décide de ne pas abandonner son époux à qui elle doit beaucoup.

Echoué dans toutes ses entreprises, Sarangane décide de rentrer tout seul à Paris. A l’aéroport, il rencontre Soundaram, un de ses admirateurs qu’il ne connaît qu’à travers ses courriers. Cette rencontre se révèle décisive dans sa vie. Cet ami lui propose un nouveau projet qui répond à ses goûts et à ses convictions. Sarangane change d’avis et décide de s’installer à Calcutta pour réaliser ce nouveau projet.

Ce roman essaye de répondre aux questions principales que pourraient se poser les lecteurs :

  • Quel est le regard de l’entourage de Sarangane ?
  • Rentrant de Paris, quelle optique garde le protagoniste sur son pays ?
  • Réussit-il à s’intégrer dans la société indienne ?

Dans ce roman, tout se déploie à partir de la situation classique du héros qui rentre dans son pays natal après un long séjour de quinze ans à Paris. Dès son arrivée, on le voit discuter avec le couple Mahalingam et Lalida qui viennent le recevoir à l’aéroport. Ceux-ci se révèlent ses admirateurs pour ses idées:

« Nous avons lu les longues lettres que vous avez écrites à votre père. Nous avons discuté longuement sur vos idées révolutionnaires. » 2

Mais cet accueil n’est que provisoire. Dès qu’il  rentre chez lui, Sarangane se rend compte combien il lui serait difficile à s’adapter à leur train de vie.  Du fait qu’il n’est pas au courant du décès de son frère aîné, on comprend  le décalage entre lui et sa famille. Il ne s’agit pas seulement d’un retour au sein maternel, mais du retour dans une famille désormais riche de conflits nouveaux, différente d’autrefois. A vrai dire, c’est son retour qui rend ces conflits perceptibles.

La confrontation avec la dureté de la vie familiale (du comportement de son père orthodoxe qui est persuadé de la supériorité de ses convictions) le rend malheureux.

Cette confrontation mène au conflit entre deux générations séparées non seulement par l’âge mais aussi par l’expérience et la perception individuelle.

Chez Seshaiah, son père, on voit se manifester une sorte de xénophobie, bien qu’il soit conscient du fait qu’il s’agit de son propre fils. Sa crainte des méfaits d’une autre culture et des idées révolutionnaires en fait preuve. Il semble relativiser, avec humour et distance, la question de l’identité culturelle, de la pureté de race, de la crainte de l’étranger. Cette méfiance envers Sarangane se manifeste dans les conseils qu’il donne à son petit-fils :

« Méfie-toi de lui (…) sa tête est remplie d’idées saugrenues. Il ne peut pas comprendre le patrimoine de nos ancêtres. Il soutiendra que la civilisation des sauvages est la meilleure. Les jeunes comme toi seront facilement vulnérables à de tels arguments. C’est pourquoi je te mets en garde » 3

Seshaiah regrette d’avoir envoyé son fils à l’étranger pour faire ses études. Il sait bien qu’il est partiellement responsable de la pollution d’esprit de son fils influencé par les idées ridicules soi-disant révolutionnaires :

« C’est facile à regagner l’argent qu’on perd. Mais la culture, le code moral que nous sauvegardons depuis des générations… si on se permet de les perdre au nom de la modernité, la révolution. Ça serait une perte irréparable » 4

Il n’a aucune estime pour les principes de son fils car il est persuadé qu’on ne peut jamais avoir des principes sans respecter sa propre culture. C’est à ce propos qu’il discute avec Lalida :

« Il se prend pour un grand ‘artiste’…tant mieux ! Il faut savoir détacher les principes et la pratique pour réussir même dans leurs principes. Réfléchis bien. Il parle des principes et des objectifs. Ce sont les causes de son état actuel. » 5

A son tour, Sarangane sait bien que son père ne peut jamais admettre toute autre musique que la musique carnatique. Sarangane ne peut jamais accepter les conceptions de son père qui réclame aveuglément la supériorité de la musique carnatique.  Avançant ses arguments contre ceux de son père, il parle de l’universalité de la musique :

« La musique n’est pas une langue régionale : c’est une langue universelle ! A quoi sert toute connaissance de la musique sans comprendre cette notion fondamentale ? » 6

Cette largesse d’esprit est due sûrement à l’expérience qu’il a eue de son séjour en France. Sarangane se plaint de son père en particulier et à travers son père il trouve que tout le pays possède la même attitude.

« Je ne parle pas seulement de mon père. Je sais bien qu’il y a plein de gens qui sont du même avis que lui » 7

Il s’agit de la vision de celui qui rentre de Paris. Un long séjour à l’étranger l’a sûrement aidé à voir du dehors et du dedans à la fois son pays. Tout au long du roman, on assiste à de tels débats sur les conceptions diverses.

Ce différend ne s’arrête pas au domaine de la musique. Sarangane ne peut s’entendre plus au niveau familial. Refusant d’accepter d’être un partenaire passif de l’affaire proposée par son père il se plaint du marasme de la société :

« Vous continuez à vivre dans une société féodale. Dis à papa qu’il n’intervienne pas dans mes affaires» 8

Des fois, par rétrospection et autoévaluation, il se considère un étranger dans son propre pays. Dans une interview, il avoue :

« Je ne vois ni Paris ni Londres comme les pays étrangers. Au fait, c’est ici en Inde que je me sens un étranger…je regrette de tel statut » 9.

Cependant, Sarangane n’oublie pas de reconnaître ses défauts. C’est ce qu’on constate quand il  regrette d’abuser de l’alcool. Il accepte même que ce soit une des habitudes qu’on ne devrait pas apprendre des européens :

« Vous avez raison…un grand nombre d’Indiens croient que boire, se vêtir et parler anglais comme les Européens sont des signes extérieure d’une culture. Par là, ils ne perdent que leur identité nationale » 10

C’est ce penchant pour l’alcool qui le rend malheureux dans sa famille. Comme il n’avait plus d’argent pour se permettre d’acheter la marque d’alcool qu’il boit habituellement il demande à Kanniappane, son serviteur, de lui acheter de l’alcool indigène.  Observant sa condition pathétique, c’est Kanniappane qui lui conseille pour la première fois de rentrer à Paris.  On écoute la même suggestion non seulement de son père mais aussi de la part d’un metteur en scène qui le trouve un étranger à cette société remplie des compromis.

A la fin,  Sarangane comprend bien que ses conditions d’existence ont radicalement changé et qu’on ne l’accepte pas dans sa société à cœur ouvert et qu’on veut seulement se débarrasser de lui.

Rendant compte de cette aliénation, il trouve Paris plus compréhensif que son pays natal:

«  Eh bien, ni Paris ni l’Inde ne m’accueille. Mais l’Inde me repousse ; Paris ne me repoussera point. Donc, je vais à Paris. Jusqu’ici, Paris n’a repoussé aucun artiste. » 11

L’auteur crée  des personnages tels que Sarangane et Seshaiah pour faire rivaliser les idées de deux axes radicalement opposées. Si le premier symbolise le regard du dehors, le second représente celui du dedans. Le regard de Sarangane n’est pas seulement un regard méfiant et cynique. Il se révèle un redresseur de torts qui semble diagnostiquer son pays. Il n’arrête pas de signaler les faiblesses qu’il voit partout. Comme Seshaiah, son père se réclame de la supériorité de sa culture,  Sarangane se plaint de l’état actuel de son pays natal et parle de tout ce que l’Inde pourrait être. Si l’un est fier du passé, l’autre s’inquiète du présent et de l’avenir.

Sarangane se permet de parler de son pays natal selon un très curieux mélange de familiarité et d’étrangeté. C’est de ses expériences personnelles que se nourrit son regard si particulier sur son pays. Cette expérience lui permet de voir son pays sans complexe. On ne voit jamais chez lui la soumission ou révérence aveugle que l’on voit habituellement chez les protagonistes des autres romans de ce genre. Les injures et les critiques qu’il reçoit de son entourage lui rappellent  constamment son statut d’étranger dans son propre pays.

Son appartenance -voire son identité- reste en permanence l’objet d’une négociation tout au long du roman. Paris représente pour lui, le centre d’une civilisation à laquelle il se sent appartenir par son tempérament et par sa profession, non par sa langue ou par sa nation. Par contre, l’Inde représente pour lui, le centre d’une génération qui refuse d’évoluer.

Rentré  dans son pays natal,  Sarangane se sent aliéné de la société. C’est pourtant cette distance qui lui permet de percevoir avec plus d’acuité les maux de la société : hypocrisie, corruption, déloyauté. Le héros échoue de son propre fait parce qu’il n’est pas à la hauteur de cette nouvelle société qui exige qu’il se plie à ses convictions. Justifiant sa décision de rentrer à Paris il avoue que ce sont certaines qualités européennes qu’il possède par nature qui font obstacle à la réalisation de son projet en Inde : moderniser la musique indienne. Malgré cet échec personnel il garde toujours son optimisme :

« Je ne veux pas conclure que j’ai perdu avant de commencer mon travail. (…) je compte sur la vie indienne. Je suis sûr que la musique moderne de l’Inde s’émergera en surmontant toutes sortes d’obstacles. C’est avec cet espoir que je rentre à Paris qui m’assurerait une vie assez décente » 12.

Etudiant du près les personnages de ce roman, leur manière de penser et d’observer laisse transparaître la présence constante en arrière-fond des opinions de l’auteur.

« Dans les débats entre les personnages de ce roman, je ne sais lequel sort le vainqueur. Je n’ai aucune idée sur le résultat. Ces personnages se consacrent aux idées pour lesquelles ils plaident. (…) Je n’ai créé que les divers personnages qu’on trouve dans un monde intellectuel. On attend toujours un conflit entre le bien et le mal. Pas forcément. Il se peut qu’il y ait une lutte entre les biens.» 13

L’écrivain s’efface des fois du roman laissant la parole soit au narrateur ou à ses personnages. L’image de Paris qui se dégage de ce roman n’est pas statique. La raison en est simple : toute image présentée dans ce roman est fondée sur les critères des convictions de chacun des personnages qui la présente. Si l’un aborde Paris avec une dose de méfiance, l’autre le trouve évolué par rapport à la société de son pays natal.

L’image de la France qui se dégage de cette étude ne saurait être reconstituée que par recoupement et par opposition à la société tamoule qui paraît figée dans ses préjugés et ses habitudes. Celle-ci est représentée par Seshaiah, le père de Sarangane. En revanche, Sarangane, le personnage principal représente la civilisation française -voire parisienne- avec tout ce qu’il y a de progressif et de plus moderne.

Paris n’étant pas évoqué par des images traditionnellement pittoresques, la capitale de la France semble représenter de façon globale toute la culture occidentale qui s’oppose à la culture indienne. Cependant, le fait d’avoir choisi Paris et non New York ou Berlin comme le représentant de cette culture montre bien à quel point les Tamouls sont fascinés par cette ville beaucoup lus que les autres.

Dans ce genre d’étude d’image on se pose souvent la question d’authenticité : est-ce que l’image qui se dégage est fidèle à l’original ou fait figure d’un mirage. Il est très difficile de trancher cette question car la vision d’un pays dépend de plusieurs facteurs, notamment celui de temps. Ce roman date des années 60. Depuis cinquante ans se produisent de nombreux événements tant en France qu’en Inde, ce qui risque d’apporter des nuances considérables. D’ailleurs, en littérature, il serait peut être plus légitime d’invoquer la notion de mythe à laquelle correspond l’image de France qui se dégage de l’œuvre de Jeayacantane.

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Notes :

  1. Cité par Michel Cadot, La recherche en littérature générale et comparée en France, Paris : S.F.L.G.C, 1983, p.71.
  2. Jayakantan, Paarisoukkou Pô, Madurai : Meenatchi Pouttaga Nilayam, p.20
  3. Ibid, p.76.
  4. Ibid, p.76.
  5. Ibid, p.151.
  6. Ibid, p.23.
  7. Ibid, p.76.
  8. Ibid, p.83.
  9. Ibid, p.105.
  10. Ibid, p.110
  11. Ibid, p.348.
  12. Ibid, p.312
  13. Ibid, p.9.

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