– par R. KICHENAMOURTY
R.Kichenamourty, Chevalier et Officier dans l’Ordre des Palmes Académiques, ancien chef du Département de français et Doyen de School of Humanities de Pondicherry University.
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Les voies du Seigneur sont mystérieuses. Elles échappent à l’entendement des humains et à leur logique. Dans une société fondée sur un système de castes qui exclut de son sein des milliers d’hommes et de femmes considérés comme des êtres impurs, ce récit montre comment le fils d’un paysan privé du droit d’entrer et prier dans un temple, fut recueilli par un brahmane pour exercer plus tard les fonctions d’un prêtre.
Cette nouvelle a paru, en langue anglaise, dans Mirror et Yuva Bharathi et , en langue tamoule, dans Manchari.
Elle a été traduite en français par Amal NATHAN, écrivain francophone dont la nouvelle, La Tache, est l’une des quatre nouvelles primées par Le Forum interrégional du livre, à Cayenne, en 1988, et figure en tête d’un recueil intitulé Nouvelles d’outre-mer, Editions Caribéennes, Paris, 1989.
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Ayant accompli ses ablutions rituelles au bord de l’étang, le prêtre Saama s’apprêtait à se rendre au temple Vigneswara de la localité, lorsqu’il aperçut Rengaiah qui venait à sa rencontre, en boitant. Le fermier, homme d’un certain âge, avait l’air pressé et ne tarda pas à le rejoindre. Il semblait dans un état d’extrême agitation. Son torse nu ruisselait de sueur. Les traits de son visage étaient tendus et ses yeux profondément cernés. Il avait manifestement passé une nuit sans sommeil.
Le mal dont souffrait son fils aurait-Il fini par l’emporter? se demanda Saama avec stupeur.
– Swamiji !
Le prêtre posa sur lui un regard interrogateur.
– Pouvez-vous me prêter un peu d’argent?
La voix était suppliante et la requête parut surprendre le prêtre. Rengaiah n’était jamais venu lui demander de l’argent.
– Pourquoi? Qu’est-ce qui t’arrive? s’enquit-il avec inquiétude.
– L’état de mon fils a empiré. Il me faut d’urgence cinquante roupies pour le soigner.
Le prêtre se sentit gêné. Pour le moment il ne disposait pas d’une telle somme.
– Je regrette, Rengaiah, je ne peux même pas te prêter une dizaine de roupies, mais …
Rengaiah se dirigea vers le temple, traînant péniblement sa jambe. Arrivé à l’entrée principale, il s’arrêta pour prier. Saama le suivit. Il hâta le pas, le dépassa et ouvrit grand les deux battants de la porte pour que le paysan pût avoir une darshan, une vision de la divinité, l’entrée du temple étant interdite aux gens hors caste. Comme d’habitude, celui-ci n’entra pas dans le temple. Non que Saama lui en eût interdit l’entrée: il y a bien longtemps que le prêtre, qui frisait déjà la cinquantaine, avait cessé d’observer les coutumes aussi sottes que saugrenues qui s’étaient perpétuées dans la société. En vérité, maintes fois, il avait invité Rengaiah à venir à l’intérieur du temple, mais celui-ci s’était toujours obstiné dans son refus. Pour un paysan qui ne savait même pas lire, il faisait preuve d’un curieux sens de dignité qui suscitait chez le prêtre respect et admiration.
Pendant que Rengaiah se recueillait, Saama brûla du camphre qu’il offrit à la divinité. Lorsque la flamme jaillit, le paysan inclina pieusement la tête et des larmes coulèrent sur ses joues. Saama fut profondément ému et peiné de voir cet homme que la vie avait fini par briser. Il l’avait connu durant les jours sombres où il fut amputé de son pied gauche des suites d’une gangrène et plus tard lorsque sa femme et son fils périrent emportés par les eaux d’un fleuve en crue. L’homme avait affronté ces épreuves avec une fermeté stoïque. Ayant perdu ce qu’il avait de plus cher en ce monde, il était, cependant, resté inébranlable dans sa foi. Deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, qu’il
pleuve ou qu’il vente, il continuait à se rendre régulièrement au temple.
Saama s’approcha de lui.
– Ne sois pas triste, Rengaiah, lui dit-il d’une voix pleine de sollicitude. Dieu sauvera ton fils. Cette fois, il ne t’abandonnera pas.
Le visage du fermier s’assombrit. Il croyait sans doute que Saama lui mentait. Ses lèvres se mirent à trembler comme s’il allait laisser éclater sa colère, mais aucun mot ne sortit de sa bouche.
Saama ne se serait pas offensé si Rengaiah l’avait couvert d’injures. Il était seulement consterné de ne pouvoir venir en aide au pauvre paysan en ce moment difficile et cette belle matinée de vendredi lui parut soudain terne et triste.
– Eh bien, fit Rengaiah sur un ton qui semblait soudain devenu ferme. La seule faveur que je puisse demander à Dieu, c’est de sauver mon fils … Mon fils, voyez-vous, c’est tout ce qui me reste en ce monde … mais si la mort me l’enlève, ma prière aura été vaine et vide de sens … Je ne remettrais pas le pied ici ».
Sur ce, Rengaiah disparut.
Ces propos bouleversants laissèrent le prêtre songeur. Le fermier avait cru qu’il mentait lors qu’il lui avait dit qu’il ne pouvait lui prêter une dizaine de roupies. Il savait qu’il avait dès lors perdu le respect que Rengaiah lui portait. Que des individus qu’on côtoie tous les jours mentent, passe encore, mais un prêtre!
Saama, cependant, ne lui en voulait pas, car il ne se sentait pas coupable. Il gagnait soixante roupies par mois, il en envoyait quarante à son frère qui vivait à Pulipatti. Le reste ajouté à la collecte quotidienne provenant de la générosité des fidèles lui suffisait pour assurer sa propre subsistance. Habitué à vivre frugalement, il aurait certainement mis de côté un peu d’argent s’il avait su qu’un homme dans le besoin, comme Rengaiah, viendrait un jour solliciter son aide.
Pour le moment, ce qui le préoccupait était ce que le sort allait réserver au pauvre paysan. Il craignait surtout qu’un destin cruel n’assenât le coup de grâce qui l’anéantirait à jamais. Il était tourmenté à la pensée que Rengaiah ne se laissât gagner par le doute et perdît sa foi.
Pour la première fois de sa vie, le dénuement dans lequel il vivait le révolta. Il était amer de ne pouvoir disposer de cinquante roupies. Une cinquantaine de roupies, c’était tout ce qu’il lui fallait pour sauver le fils de Rengaiah et préserver la foi que celui-ci avait en Dieu.
Néanmoins, le prêtre ne désespéra pas. Ce que, sans argent, il n’avait pu sauver, il le sauverait par la prière. Avec ferveur, il prierait pour cet enfant qui, comme tous les autres, était aussi un enfant de Dieu. Il sentit une force sourdre au fond de lui.
Lorsqu’il revint au sanctum sanctorum, il se rappela qu’il devait célébrer, ce jour, une cérémonie à l’intention de Gopinath, notable de Mêlour.
Ni ville ni village, Mêlour alliait les caractéristiques de l’une et de l’autre. Elle bénéficiait des avantages de l’électricité à la différence de Vânchéry où habitait Rengaiah. Par contre, elle ne possédait aucune entreprise industrielle ou commerciale de taille dont elle pouvait s’enorgueillir. Ce qui faisait sa célébrité était justement le temple de Vigneswara qui attirait tous les fidèles des alentours.
Gopinath était l’homme le plus riche de la région et, en cette qualité, il faisait régulièrement partie du Conseil Cultuel. Il avait son mot à dire dans l’affermage des terres appartenant au temple. C’est ainsi que le bail par lequel un arpent de terre à Vânchéry avait été loué à Rengaiah fut résilié avant terme en raison de l’invalidité du fermier.
Celui-ci s’était pourtant bien défendu devant les membres du Conseil en leur assurant qu’il était encore capable de travailler, mais Gopinath avait prétendu que les intérêts du temple qu’il avait à cœur devaient primer toute autre considération.
– Il nous faut plaire à Dieu, clamait-il. Sinon d’où viendrait toute la richesse de ce monde ?
Le monde de Gopinath était un monde trop étriqué où il n’y avait de place que pour ses deux épouses, sa progéniture et lui-même. Pour plaire à Dieu, il veillait scrupuleusement au respect des formes.
Il fallait que Saama procédât avec une attention particulière aux préparatifs de la cérémonie. Il mit deux longues heures pour les achever et pour que tout fût à point.
Dix heures venaient de sonner et Gopinath n’était toujours pas là. Il prenait plaisir à faire attendre les gens. C’était une des prérogatives auxquelles il tenait et dont se prévalait même à l’occasion d’une cérémonie comme celle-ci consacrée à l’accomplissement d’un vœu. Grâce à ses relations en haut lieu, Gopinath avait, en effet, réussi à faire nommer au poste de sous-secrétaire son plus jeune fils, évinçant trois autres fonctionnaires plus anciens dans le service. En guise de reconnaissance, il avait fait le vœu de célébrer en grande pompe une cérémonie au temple.
Gopinath parut enfin accompagné de sa famille et de ses amis. Le prêtre commença à officier. Pendant que la cérémonie se déroulait, Gopinath s’assura avec satisfaction que la statue de la divinité était abondamment parée de colliers de fleurs, comme l’exigeait l’occasion. Il se tourna ensuite vers ses amis et se mit à parler affaires.
Au bout d’une demi-heure, quand il s’aperçut que la cérémonie touchait à sa fin, il leva les mains et feignit de tomber en extase devant la divinité. Lorsqu’ il revint à lui, on le vit se diriger vers l’emplacement où se trouvait le tronc. Il ouvrit son portefeuille, en tira ostensiblement cinq billets de dix roupies, les tendit, d’un geste éloquent, en direction de la divinité et finalement les glissa dans le tronc.
– O Seigneur!, dit-il d’une voix caressante, faites que mon fils obtienne ce poste à l’étranger et je promets de vous offrir davantage.
Saama assista à la scène, le cœur ulcéré. Ces calculs mercantiles, ce marchandage avec Dieu l’irritaient profondément, mais en même temps, il se mit à douter de sa propre sagesse. Toutes les prières de Gopinath n’étaient-elles pas exaucées? Dieu ne lui accordait-il pas toutes les faveurs
qu’il lui demandait? Ses fils en dépit de médiocres études avaient tous réussi dans la vie. Dieu ne veillait-il pas sur eux avec bienveillance alors même que les méthodes auxquelles ils avaient recours n’étaient pas toujours honnêtes?
Toutes ces questions troublantes se bousculaient dans sa tête lorsqu’il entendit Gopinath l’appeler.
Dès que Saama s’approcha de lui, Gopinath sortit de sa poche un billet de banque. Il se trouva que c’était un billet de vingt roupies. C’était une trop grosse somme pour un prêtre. Il fourra de nouveau la main dans la poche et y trouva un billet de dix roupies qu’il lui tendit fièrement.
– Vous avez une mine d’enterrement. Qu’avez-vous? lui demanda-t-il de but en blanc. Le poids des ans, sans doute. Pourquoi ne feriez-vous pas venir un de vos neveux peur vous aider et plus tard vous remplacer? Vous m’aviez dit que vous en aviez toute une ribambelle.
– Oui, oui … , dit Saama, traînant la voix. Je vais leur écrire, ajouta-t-il, mais il savait qu’il ne le ferait pas. Il n’avait pas besoin d’un assistant. On n’est pas tellement vieux à cinquante ans! Par ailleurs, aucun de ses neveux ne voulait devenir prêtre. Même le plus jeune sur lequel il avait fondé son espoir, avait trouvé un travail lucratif, à la grande déception de son oncle.
– Ce n’est pas que je sois fatigué, expliqua-il, mais ce matin Rengaiah est venu me voir … »
Gopinath lui coupa la parole.
– Vous avez eu droit à une visite, vous aussi? Il est venu se planter chez moi de bonne heure, ce matin, et m’a supplié de lui prêter cinquante roupies … Je l’ai envoyé promener. Qui dit qu’il va me les rembourser? »
– Son fils est malade … , fit le prêtre d’une voix hésitante.
– Je sais, je sais, mais, de l’argent, je n’en prête pas un vendredi. C’est un principe.
Un principe! Plutôt une superstition, pensa le prêtre.
Qui prête un vendredi fait fuir la Déesse de la Fortune. De telles sornettes, Gopinath, lui, y croyait. A ses yeux c’étaient des « principes » et il allait jusqu’à prétendre qu’il devait sa réussite à l’application qu’il mettait à les observer à la lettre. Saama, cependant, n’osa pas discuter avec lui.
D’ailleurs, Gopinath se souciait comme d’une guigne des opinions que pouvaient avoir ceux qui n’étaient pas du même rang social que lui. Il avait déjà quitté les lieux.
Vendredi était un jour chargé pour le prêtre. Les fidèles continuaient à venir jusqu’à midi et de nouveau l’après-midi, de quatre à huit heures. Toute la nuit, il s’était tourmenté au sujet de Rengaiah et de son fils. Les jours suivants, il avait prié durant des heures pour que l’enfant guérisse. Il espérait fermement que ses prières seraient entendues.
Des fois, cependant, il lui arrivait de se demander s’il continuerait à croire en Dieu si ses prières restaient sans réponses. Sa propre foi serait-elle un jour mise à l’épreuve? Il souhaita que ce jour ne vînt jamais.
Le mardi suivant fut une journée toute aussi chargée.
Comme d’ habitude les fidèles affluaient sans arrêt, mais c’est Rengaiah que Saama attendait.
Il ne parut pas le matin. Le prêtre commença à s’inquiéter. Il espérait qu’ il viendrait l’après-midi. Il était huit heures et demie du soir. Rengaiah n’était toujours pas là. Son fils sera-t-il mort? En dépit de ses prières?
Saama s’efforça d’écarter de son esprit cette éventualité, mais il lui fallut se rendre à l’évidence. L’absence du fermier ne pouvait s’expliquer que par la mort de son fils. Lentement le doute quant au sens de sa vocation de prêtre s’insinua dans son esprit et tout en ce monde lui parut soudain absurde.
La nuit lui porta conseil. Il comprit qu’il ne lui appartenait pas de douter des voies du Seigneur. La foi est un effort constant pour s’élever au-dessus de l’apparente absurdité de ce monde. Quiconque n’était pas armé de cette force intérieure ne pouvait prétendre assumer les charges de prêtre. Il aurait dû comprendre cela lorsqu’il choisit de consacrer sa vie au service de Dieu. A cette pensée, il eut comme un sursaut d’énergie. Il rendit grâce au Ciel de l’avoir préservé du doute et décida que sa tâche serait maintenant de réconcilier Rengaiah avec Dieu. Le lendemain, il se mit de nouveau à l’attendre, espérant qu’ayant surmonté sa douleur, il reviendrait dans le giron du Seigneur.
Il ne vint pas !
A sept heures du soir, la foule de fidèles s’éclaircit peu à peu. Lorsque tous furent partis, Saama ferma les portes du temple et partit pour Vânchéry avec la ferme volonté de ne pas retourner sans avoir accompli la mission qu’il s’était donné.
Le petit village de Vânchéry se trouvait à près de six kilomètres du temple. Le chemin traversait des plantations de manguiers et des rizières. Les ronces et les chardons lui écorchaient les jambes, mais il n’y fit pas attention. Au milieu d’une foule d’étoiles, une pâle lune baignai t d’une douce clarté le paysage, mais toute cette beauté le laissa indifférent.
Il était huit heures et demie lorsqu’il arriva au village. Il chercha Rengaiah et apprit qu’il y avait deux ou trois personnes de ce nom. Il rencontra finalement un paysan qui lui demanda:
– Vous cherchez Rengaiah, le type qui est mort, il y a deux jours?
– Non, dit le prêtre, celui que je cherche a un fils qui est malade.
– C’est lui. Il est mort il y a deux jours… Le cœur a lâché.
Saama resta un moment immobile, pétrifié de stupeur et de douleur. Lorsqu’ il reprit ses esprits, il demanda :
– Qu’est devenu l’enfant?
– Le petit, lui, est vivant, lui répondit le villageois comme s’il regrettait que l’enfant ait survécu au père.
Il accompagna le prêtre jusqu’au bout de la rue et lui montra, au loin, une cabane dans un piteux état.
– C’est là qu’il habite, lui dit-il.
Saama marcha tel un somnambule, en direction de la cabane. Ce qui venait de se passer était stupéfiant. Il ne lui appartenait pas d’en sonder le sens. Certes, ce qu’il avait souhaité s’était en partie réalisé, mais il s’ était aussi produit un évènement auquel il ne s’attendait pas. A présent, qu’allait devenir l’enfant?
Seigneur, se dit-il en lui-même, si tes voies sont mystérieuses et que leur sens m’échappe, fais au moins que mes propres actes soient rationnels et que je puisse comprendre.
Quelques instants après, il se trouva devant le fils de Rengaiah, un bambin de cinq ans, tout menu, vêtu de loques. L’enfant le regarda craintivement. Le prêtre s’assit près de lui et le serra doucement dans ses bras.
– N’aie pas peur, mon petit, je suis ton oncle et je vais m’occuper de toi, dit-il en le caressant.
Il s’adressa ensuite à ceux qui l’hébergeaient et leur demanda de lui confier l’enfant. Ils ne furent que trop heureux de pouvoir se débarrasser d’un fardeau qui venait de leur tomber sur le dos.
Quelques heures plus tard, lorsque le prêtre arriva au temple avec le fils de Rengaiah, il s’arrêta un moment à la porte, là où le paysan avait l’habitude de se tenir. Il lui fit joindre ses petites mains sur sa poitrine comme pour prier.
Sans la moindre hésitation, il entra ensuite dans le temple avec l’enfant. C’est là que celui-ci vivrait désormais.
Deux jours après, lorsque les gens virent au temple un petit garçon avec une houppe de cheveux au sommet du crâne et qu’ils demandèrent au prêtre qui il était, celui -ci leur répondit:
– Eh bien, c’est mon neveu. C’est lui qui me remplacera plus tard dans ce temple.
Il avait déjà commencé à initier le petit à ses futures tâches de prêtre.
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