Il n’était que trois heures de l’après midi. La gare routière était bondée. Quelle pagaille ! Le soleil brillait, pas un seul nuage ne se montrait au ciel. Une chaleur accablante vous donnait l’envie de prendre une boisson fraîche. De petits garçons importunaient les voyageurs, utilisant tout leur astuce pour vendre leurs marchandises minables. Cahoté par les remous de la foule, je parvins à trouver le bon numéro, l’autobus était là, attendant sagement son chargement de passagers. Quelle idée de partir la veille de Diwali ! J’achetais le ticket sur place et cherchais la bonne place, celle que je préfère comme d’habitude près de la fenêtre ; mais ma chance se trouve toujours tout au bout à la dernière rangée. Tout d’un coup, le ciel se chargea : la pluie s’annonçait.
C’est avec dix minutes de retard, en raison des pluies incessantes dans les banlieues, que l’autobus s’ébranla. « Si vous n’aimez pas le temps, attendez dix minutes » dit-on en Nouvelle-Angleterre. Et les Indiens considèrent la tolérance comme une vertu suprême.
Les arbres ainsi que les petits pavillons de banlieue, défilaient à la fenêtre; une bruine couvrait la route et le vent propageait le parfum de la route mouillée. Petit à petit, la pluie commençait à tomber drue et continuait à abattre le vent. Les voyageurs sont heureux de sortir de la chaleur. Ils poussent un soupir de soulagement.
En les voyant déboutonner leurs chemises, à cet instant, me vint à l’esprit un conte tamoul où le Vent reprocha au Soleil d’être faible et d’avoir une vie éphémère et le défiait dans une épreuve de force – celui qui fera enlever à un jeune, tiré à quatre épingles, au moins son veston sera le vainqueur. Hélas, c’est le Soleil qui sortit victorieux en obligeant le jeune homme à ôter sa chemise. Le Vent y échoua. Quel paradoxe !
Bercé par la brise, je pris mon livre et m’abîmais dans la lecture, indifférent au bruit monotone du roulement. Petit à petit, la nuit enveloppait la campagne. La pluie incessante inondait les rizières.
La montée et la descente de quelques passagers, au premier arrêt, causèrent quelques courants d’air. Le voyage reprit ses droits, au milieu des routes uniformément couvertes de flaques d’eau.
Il était huit heures moins le quart lorsque la lumière s’éteignit. Très progressivement, l’autobus ralentit. Le silence s’était établi, les passagers retenaient leur souffle, tous les regards étaient dirigés sur la route où s’alignaient tous les moyens de transport. Les voyageurs s’impatientaient de rentrer chez eux pour fêter le Diwali. La machine s’immobilisa. Un silence imposant que nul n’osait briser, régnait dans le bus noyé dans le noir. D’une voix rauque, le conducteur annonça :
« Mesdames, Messieurs, le service est arrêté pour une durée indéterminée, à la suite d’un accident sur la route principale. La SETC (State Express Transport Company) vous prie d’excuser cet incident indépendant de sa volonté. »
Il ne pleuvait plus, une très pâle lueur de lune tentait en vain de transpercer les nuages. Dans une ambiance ouatée, nous étions bloqués au milieu de nulle part.
Rapidement la température monta et par voie de conséquence, la mauvaise humeur grandit. Certains râlaient, d’autres debout, récriminaient contre tous les partis politiques.
Après une heure d’immobilisation, des voyageurs, de plus en plus agressifs, fustigeaient la SETC, les pouvoirs publics, le ministre des transports, tout le gouvernement. Ah, ça ira, ça ira, ça ira… Ces types qui enflamment le cœur des autres passagers sont comme des chiens qui ne mordent pas.
Nous fûmes quelques-uns à descendre de l’autobus, à longer le sentier étroit à travers les champs. Nous marchâmes à la file indienne, le conducteur à la tête, dans l’espoir d’un abri salutaire. Au loin une faible luminosité semblait indiquer un village, l’espoir nous éperonna. Dans le village un bistrot était ouvert. Nous nous ruâmes sur ce havre inespéré.
La stupéfaction figea les occupants du bistrot, lorsque nous fîmes irruption. Pétrifiés, ils nous regardaient comme des extra-terrestres. Des vieillards fumant des bidis faisaient un rami en s’engueulant, tandis qu’une vieille, derrière le bistrot, faisait la vaisselle.
– Vous voulez du thé, clama le patron.
Tandis qu’une douce odeur de parottas aux œufs emplissait l’air ; quelques villageois alertés par une mystérieuse rumeur, vinrent nous visiter, comme l’on visite les animaux d’un zoo.
Aussitôt réchauffés, aussitôt affamés. La femme du patron poussa la porte du bistrot avec son cabas chargé de crevettes et de maquereaux.
– Comme la vie devient chère chaque jour ! dit-elle presque gémissante.
Deux domestiques maussades se chargèrent de la cuisine; tandis qu’une jolie brunette svelte baissant les yeux sur ses menus appas, prenait en charge le bistrot.
Les plats forts appétissants furent vite étalés. Les tables furent rangées en une seule, chacun s’installa. Toutes sortes d’histoires fusèrent : à la pluie, au mauvais temps, à la SETC et même au Ministre des Transports dont on ternit la renommée à chaque bouchée de biriyani. Lunettes sur le bout du nez, le patron surveillait la fibre commerciale qui se fit vibrer.
Le chef du village, un type qui a vendu sa conscience pour remplir son ventre, vêtu en blanc de haut en bas, vint s’enquérir de notre sort avec son équipe de partisans. Ils avalèrent des parottas et des omelettes au compte du patron et partirent, comme d’habitude, sans payer l’addition.
Le premier pétard éclata, et puis un autre, et encore un. Rappel de la fête. C’est déjà la fête de Diwali ! Chacun se rua sur son voisin lui souhaitant ‘bonne fête’. Je goûtais, à la dérobée, avec délices les douces lèvres de la jolie brunette. Le sourire que ces deux mots ‘bonne fête’ ont pu faire éclore sur ses lèvres était la plus grande récompense de mes efforts pour lui plaire. J’étais ensorcelé par la beauté odorante qui s’épanouit comme les pétales de la fleur qui s’ouvre aux ardeurs du soleil.
Vers deux heures du matin, alors que la fête se poursuivait, le conducteur annonça le départ. Il était temps de se quitter : Bonne fête, heureuse fête, on se reverra, au revoir, à bientôt…
L’année suivante, on est revenu, moi et cette brunette – mon épouse, pour célébrer ensemble, selon la coutume tamoule, la fête de Diwali, chez mes beaux-parents, les patrons du bistrot.
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