Mireille Santo:
Née à Pondichéry, et eu son bac littéraire au lycée français de Pondichéry ainsi que sa licence de lettres modernes à Paris XIII, elle travaille actuellement comme gestionnaire administratif au Musée du Louvre, Paris depuis dix ans. Passionnée de l’écriture, elle a écrit déjà plusieurs nouvelles sur l’Inde dont une qui a été primé par le CAP du ministère de la culture en 2008.
———————————————————————————-
Kouttiyane
Il n’avait pas de nom. Kouttiyane c’était son surnom : celui qui est petit. Petit, il l’était, menu même, de cette maigreur qui appartient à la misère et à la rue.
Kouttiyane était orphelin. Il avait été abandonné sur les marches du temple un jour de fête et de foule. C’était si loin qu’il ne s’en souvenait plus très bien. Depuis, il faisait partie de ce temple au même titre que ses murs, son gopuram* et ses échoppes sur le devant. Il vivait de l’aumône des fidèles et comptait sur leur bienveillance. Deux fois par jour, le temple distribuait des portions de nourriture dans de petites coupelles en feuilles de nénuphar. Il s’en contentait même si ses bras osseux et ses côtes saillantes étaient la preuve criante d’une faim jamais satisfaite.
A sept ans passé, Kouttiyane n’avait jamais mis les pieds dans une école, il ne connaissait ni la chaleur d’un foyer ni la tendresse d’une famille. La rue était son royaume, le trottoir sa maison et le temple son univers. Les prêtres s’étaient accommodés de sa présence, les autres mendiants l’avaient intégré à leur troupe et le gardien de nuit l’avait pris sous son aile. Et ce dernier détail allait changer la donne en cette fin d’année où la mousson se transformait en un ouragan dévastateur qui noyait la ville sous des tombes d’eau. Avec ses haillons sur le dos et son baluchon trempé, Kouttiyane était dans une situation difficile. Claquant des dents, apeuré, l’enfant était à la merci des éléments déchainés : le vent terrassait les fiers cocotiers, la pluie frappait le sol à le fendre, l’eau montait inéluctablement et le ciel d’un noir d’encre écrasait la ville privée de lumière.
Le gardien de nuit eut pitié et n’écoutant que son bon cœur, il permit à Kouttiyane de dormir dans le sanctuaire même, chose qui était totalement interdite et que les prêtres n’auraient jamais toléré. Mais ce petit arrangement devait rester secret sinon le gentil Mouttou* pouvait perdre sa place.
Le temple de Kouttiyan était dédié au culte du Dieu Siva*. C’était un temple très ancien avec des murs épais comme trois hommes recouverts de sculptures raffinées, des hauts plafonds en granit sombre et des portes monumentales conçues pour laisser passer les cortèges d’éléphants et de chars. Mais au tournant de l’histoire de la cité, il avait été délaissé par les princes et les notables et était tombé doucement en ruine. Fermé puis pillé, il avait été oublié par la population. Mais une bonne âme que cette désolation avait touchée entreprit de restaurer le monument et travailla à sa réhabilitation soutenu par des politiciens de tout bord, quelques mafieux repentis mais encore trop riches et des stars locales en mal de notoriété. Au bout de dix ans de travaux longs et couteux le temple fut donc rendu au culte des fidèles avec un lingam* flambant neuf sculpté spécialement par des artisans de Tiruvakaray* pour le saint des saints.
Paré de sa splendeur et de sa prestance d’antan, le temple avait rapidement gagné une place prépondérante dans la ville et ses environs. Kouttiyane ignorait à peu près tout du temple qui l’abritait mis à part qu’il le faisait vivre, qu’il y serait au sec cette nuit et peut être la suivante.
La lourde porte recouverte de plaques d’argent ciselé s’était refermée derrière lui. Devant, un long couloir sombre mène au saint des saints où brûle nuit et jour une lampe à huile. L’accès en est limité par un portail à deux battants sculpté et évidé à intervalle régulier dans lequel tintent des clochettes de bronze. Ce portail lourdement cadenassé protège le saint des saints sans pour autant le soustraire au regard des fidèles. Dans la journée, le portail est ouvert par les prêtres brahmanes* attachés au temple et seuls autorisés à en franchir le seuil pour y accomplir les poojas* et les différents rituels liés au culte de Siva. La foule anonyme, elle, s’arrête au seuil sacré pour y déposer ses offrandes et s’en retourne le cœur rempli de l’image fugitive de la divinité.
Kouttiyane n’avança pas plus, conscient de l’incongru de sa présence en ce lieu. Il avisa le renfoncement à sa droite mais les chauves-souris qui se balançaient doucement au plafond le firent reculer vers le coin opposé. L’obscurité y était plus épaisse qu’ailleurs mais l’enfant ne s’en formalisa pas. Il déposa ses maigres affaires contre le mur. Puis s’allongea en boule à même le sol, la tête sur son bras replié et s’endormit en rêvant : le sol n’était plus si froid et dur, il devenait moelleux comme un duvet et son corps s’y enfonçait avec délice. Des pétales de rose recouvraient sa couche et un ciel d’azur le surplombait. Il était léger, léger comme une plume. Tout n’était que calme et sérénité. Des bras fins et aimants le bercèrent dans une étreinte parfumée insufflant à chaque parcelle de son être un amour infini. Une voix douce murmura son nom, plusieurs fois, mais l’appel d’abord lointain et ténu se fit réalité et remplit sa tête jusqu’à le réveiller complètement.
Kouttiyane ouvrit les yeux d’un coup et regarda tout de suite vers la porte d’entrée. Mais non, ce n’était pas Mouttou.
Cependant la voix cristalline continuait de résonner répétant inlassablement son nom. Kouttiyane se leva un peu hésitant puis courut voir à travers le portail à clochettes s’il y avait quelqu’un qu’il n’aurait pas vu en arrivant. Il eut beau scruter la pénombre le front collé au linteau de bois, il n’y avait dans le saint des saints rien d’autre que l’énorme lingam en granit noir qui luisait dans un épais silence.
Pourtant on l’appelait avec insistance, c’était indéniable même si la voix lui parvenait étouffée et irréelle.
– Je suis ici mais vous où êtes-vous ? répondit l’enfant en regagnant son coin sombre. Il n’avait pas peur. Il tendit à nouveau l’oreille, attentif, puis s’approcha du mur contre lequel il avait dormi. A hauteur d’homme il était étrangement tiède et laissait filtrer cette voix mystérieuse. Kouttiyan colla son oreille contre la pierre et écouta. La voix lui parla longuement avec bonté, lui dit ce qu’il devait savoir et ce qu’il lui restait à accomplir. L’enfant écouta jusqu’au bout puis fit une promesse en s’inclinant profondément. Ensuite il attendit que Mouttou vienne lui ouvrir, le remercia et quitta le temple sans un regard en arrière.
Au matin, quelques uns des mendiants s’inquiétèrent de son absence, d’autre le cherchèrent sans grande conviction. Il fit partie de leurs conversations et de leurs spéculations pendant plusieurs jours puis un souci en chassant un autre, on l’oublia. Après tout il n’était personne, il ne manqua donc à personne.
Dix années passèrent ainsi sans grands changements. Le temple continuait d’accueillir immuablement ses pèlerins qui en entrant achetaient des corbeilles d’offrandes et en sortant distribuaient des piécettes aux mendiants.
Un beau matin de margazhi*, arriva un jeune homme tout de blanc vêtu, son visage était radieux, sa démarche assurée et son front déterminé. Il ne portait qu’un sac de jute sur le dos pourtant il inspirait le respect et les gens s’effaçaient devant lui pour le laisser passer.
Il distribua sans un mot tout l’argent en sa possession aux mendiants puis sous leur regard circonspect il entra dans le temple encore désert.
Tout était comme dans son souvenir : la fissure en forme de lance sur la dalle à gauche de l’entrée principale, le nandi* et son œil fendillé, les prêtres qui se hâtaient vers le saint des saints pour la première pooja de la journée. Elle avait déjà commencé, menée tambour battant par le doyen des prêtres, Vaisanavaayyar dont on entendait les psalmodiations depuis le perron.
Les quelques fidèles présentes s’étaient rassemblés avec ferveur autour du prêtre et personnes ne faisait cas du nouveau venu.
Entre deux tintements de cloches :
-BOUM !
Vaisanavaayyar suspendit sa litanie interloqué.
-BOUM ! BOUM ! BOUM ! Les coups de boutoir devenaient réguliers et s’enchainaient avec force. Vaisanavaayyar et les autres prêtres se ruèrent vers le bruit en invoquant tous les Dieux du panthéon hindou*. Un homme dégaina son portable high-tech par reflexe mais il n’y avait pas de réseau dans l’enceinte de granit. Tous convergèrent vers le fond du couloir.
Le spectacle y était peu commun : un jeune homme imposant tout de blanc vêtu frappait avec une énorme masse le mur. Sa conviction et sa puissance étaient impressionnantes et le mur de pierre sous ses coups répétés s’écroulait par morceaux entiers. Rien ne semblait pouvoir l’arrêter et personne n’osait s’interposer comme hypnotisé par sa performance.
Vaisanavaayyar dans un élan désespéré se jeta sur l’homme en le suppliant d’arrêter, sa voix remplie de larmes et de colère tremblait.
Le vieillard ne réussit même pas à le ralentir. L’homme le repoussa d’une main pour éviter de le blesser et lui dit en souriant :
– Ne perdez pas confiance Vaisanavaayyar !
A cet instant précis un dernier pan s’écroula livrant aux regards ébahis des personnes présentes une niche aménagée entre deux blocs de pierre. Dans cette cachette, attendait depuis plusieurs décennies ce que la main de l’homme avait produit de plus extraordinaire : l’alliance parfaite de l’humain et du divin.
Tant de beauté vous coupait le souffle.
Coulé dans l’or le plus pur, serties de pierres fines, un couple fixe le lointain un sourire indéfinissable aux lèvres. L’homme, son chignon surmonté d’un croissant de lune tient avec bienveillance la femme par les épaules. Quelle finesse dans les traits ! Partout sous le reflet du métal semble palpiter la vie. On devine le sein sous le fin voile, la grâce dans le geste, la cambrure de l’homme et sa musculature souple. Tant de perfection réunie avait du être caché pour ne pas tomber dans de mauvaises mains et réclamait aujourd’hui la place qui lui revenait de droit dans le saint des saints.
Vaisanavaayyar joignit ses deux mains au dessus de sa tête en murmurant d’une voix étranglée par l’émotion : Dieu !! Siva et Parvati !!
FIN
**********************************************************************
GLOSSAIRE
Gopuram : haute tour sculptée surmontant les portes d’entrée des temples hindous du style dravidien du sud de l’Inde.
Mouttou : prénom masculin qui signifie perle
Siva : divinité masculine majeure, une des figures de la trinité hindoue constituée par Brahma et Vishnou dont l’épouse s’appelle Parvati.
Lingam : symbole shivaïte constitué d’une colonne posée sur un socle, placé au cœur même du temple, elle représente l’axe de l’univers.
Tiruvakaray : petite ville près de Pondichéry réputée pour ses sculpteurs.
Brahmane : Membre de la plus haute des quatre castes principales et composé principalement de prêtres.
Pooja : terme générique pour plusieurs rituels religieux hindous.
Margazhi : période très appréciée allant de la mi-décembre à la mi-janvier.
Nandi : taureau de pierre et monture de Siva.
Hindou : pratiquant de la religion hindouiste.
————————————————-