
(Une première version de cette nouvelle a paru dans Le Carrefour , vol 1,no3 (mars-mai 1978), revue trimestrielle, New Delhi)
S’il trouvait à redire à la conduite de sa femme – ce qu’il lui arrivait très souvent – Ramnath n’attendait même pas qu’elle fût près de lui. Il lui adressait des reproches même en son absence. Du moins c’est ce qu’il faisait en ce jour de novembre où une pluie abondante s’abattait sur la ville et où un orage furieux venait de ravager toute la côte orientale du Sud de l’Inde.
Ramnath lui tenait rigueur d’être partie chez sa mère quatre jours auparavant et de n’être pas encore rentrée. Le résultat était qu’il venait d’avoir un repas trop cuit qu’il avait préparé lui-même.
Il finit par remâcher d’autres griefs aussi: elle ne lui avait pas encore donné d’enfant. Passe encore. Le fait qu’il n’y avait pas d’enfants dans la famille ne signifiait pas qu’elle devait dépenser toutes ses économies pour ses parents. Bien sûr il y avait déjà fait allusion, mais en termes voilés. Maintenant il décida de n’y plus aller par quatre chemins.
Ils s’étaient mariés il y a dix ans; mais autant qu’il s’en souvenait, seules les deux premières années étaient sans nuage. Petit à petit il avait compris qu’il ne pouvait plus la tolérer. Il lui faisait souvent des observations. Elle lui répondait quelquefois, mais boudait constamment.
Le divorce? La communauté s’y opposerait. Il enviait les Européens à qui un rien suffisait pour recourir à cette solution satisfaisante. Lui, il ne pouvait l’envisager. Il se rappelait souvent une petite histoire qu’il avait lue dans son enfance: il s’agit d’un vautour qui, par mégarde, saisit au vol un chat. Celui- ci s’accroche habilement au cou de l’oiseau avec ses deux pattes postérieur es. Comme l’oiseau vole à de grandes hauteurs, ni l’un ni l’autre ne peut lâcher prise. Le mieux, constate le vautour est de continuer son vol.
Au milieu de ces réflexions Rarnnath entendit quelqu’un frapper à la porte. Enfin elle est revenue, pensa-t-il. Mais dès qu’il ouvrit la porte il fut surpris de voir un agent de police qui lui présentait un sac à main. Ramnath le reconnut aussitôt: c’était celui de sa femme.
* Qu’est ce qu’il lui est arrivé? demanda-t-il, stupéfait.
* Je ne voudrais pas vous faire de la peine, dit l’agent, mais nous l’avons trouvée morte. Ce qui nous a permis de vous retrouver, c’est l’adresse que nous avons trouvée dans le sac.
Ramnath fut complètement bouleversé. Il ne pouvait pas croire ce que disait l’agent. Il regarda et regarda le sac. C’était vraiment celui de sa femme. Cela ne faisait point de doute. L’agent lui apprit qu’une inondation avait ravagé tout un village et que cette femme en était une des victimes. Il lui indiqua aussi le lieu où l’on gardait le corps de la morte.
Aussitôt tout lui apparut sous un autre jour. La mort de cet être qui avait vécu tant d’années avec lui ne le laissa pas indifférent. Il oublia tout d’un coup tous ses griefs contre elle. Il partit immédiatement sous cette averse qui tombait sans répit depuis plusieurs heures.
Tout le long du chemin, il fut assailli par les visions d’une vie sans elle. Après tout, elle n’avait pas été foncièrement méchante; elle lui avait toujours été fidèle; elle l’avait respecté et aimé. Il s’aperçut bientôt qu’il l’avait à tort grondée plusieurs fois. Un vif repentir commença à le tourmenter.
Alors qu’il était en proie à de pareils remords, la violence de la pluie diminua. A cause des dégâts causés par le mauvais temps, il ne pouvait pas se rendre tout de suite à l’endroit indiqué par l’agent. Les routes étaient tantôt défoncées tantôt encombrées d’arbres déracinés par le vent. Ramnath devint triste et inquiet.
Combien la vie est absurde! se dit-il. Aussitôt tous les lieux communs de la philosophie défilèrent dans son esprit. Pourquoi la mort fait-elle irruption dans notre vie paisible? Combien nous serions heureux si nous arrivions à supprimer la mort! Ramnath ne pouvait pas accepter cet ordre inhumain des choses.
Enfin il atteignit Nâgnagar où il devait changer d’autobus. Il lui restait encore dix kilomètres pour arriver au lieu indiqué par l’agent.
A ce moment il eut une surprise. Au loin il vit une femme qu’il reconnut aussitôt. C’était Lalitha, sa femme, qu’il avait crue naguère morte. Il se sentit soulagé. Au bout de quelques minutes il la rejoignit.
* Qu’est ce que tu fais ici? demanda-t-il, tout à fait ému.
* J’attends l’autobus depuis plusieurs heures. Voilà deux jours que j’ai quitté mes parents; c’est à cause de la pluie. Et vous ? Pourquoi êtes-vous venu ici par un temps pareil? »
Ramnath lui raconta tout.
Elle parut gênée, et finit par avouer qu’elle avait perdu son sac.
* C’est celle qui était assise à côté de moi dans l’autobus qui l’aura volé; et elle aura trouvé la mort en chemin, la malheureuse.
Ramnath embrassa sa femme affectueusement.
* Vous avez pu trouver, reprit-elle à contrecœur, ce billet de cinq cents roupies que j’ai gardé dans le sac?
* Comment? Cinq cents roupies? J’ai trouvé le sac vide! Et alors tu as perdu une si grosse somme ! comme tu es étourdie! Tu ne comprendras jamais la valeur de l’argent …
Il Ia grondait; elle le boudait; mais enfin Ramnath avait retrouvé sa femme pour se quereller avec elle.