(Cette nouvelle a été publiée il y a un an dans un magazine littéraire tamoul nommé ‘Kalacuvadu’ sous le nom « Kudaï râttiam ». Aujourd’hui, étant inspiré par le mot ‘rumeur’ lorsque j’ai traduit cette nouvelle en français, j’ai décidé de le renommer ‘La rumeur’)
C’était le bâtiment de la Chambre de Commerce qui se trouvait sur le coté droit de la route principale. Il s’était métamorphosé en raison de son attente de nouvel an et de Noël. Cachées sous un verre épais, les lampes électriques du sentier étaient heureuses d’habiller le bâtiment comme témoin : rouges, verts et jaunes dorés, suivant un ordre préétabli. Sur l’espace, entre la route et le bâtiment qui était habituellement destiné aux participants des pays étrangers, cette année, il y avait des stands de la Russie. Les gens s’y bousculaient pour la vodka. En raison du froid glacial, ils la buvaient sans tarder afin de dénuder le froid de leur corps.
De l’autre côté de la rue, une explosion de joie s’était déclenchée, suivie d’un sifflement aigu rappelant une locomotive d’antan. Elle venait d’un manège installé à l’occasion des fêtes de fin d’année. Mais, sous la neige, la rumeur devenait moite à son passage. Ce n’était rien d’autres que des hurlements d’enfants, qui chevauchaient sur le dos d’animaux en bois. Une fois monté, le cri commençait à sourire et se transformait en couleurs.
– Papa. Papa ! Tu vois ce qui se passe ! Lança, en éclatant de rire, une petite fille a son père tout en laissant partir la main qui entourait le coup d’un animal.
– Non… Non ! Ne fais pas ça ! répondit son père avec une certaine inquiétude.
– Voilà ! Mon avion décolle ! annonça un garçon avec fierté.
– Cet éléphant est petit, j’en veux un plus grand, comme celui-là, là-bas ! Se plaignit un autre garçon.
– Ce sera pour prochaine fois, maintenant fais un tour ! Essaya de le convaincre sa maman.
– Gabriel, ne lâche pas, accroche toi bien! dit une vieille dame à son petit fils. Elle était bossue, avec des cheveux blancs qui ressemblaient à des fils de coton. On pouvait lui donner quatre-vingts ans. Son visage paraissait abîme, pourtant on y voyait la présence d’une joie insolite.
Hommes, femmes, vieux, tous ceux qui y étaient, portaient des vêtements chauds afin de mieux se protéger de l’hiver. Des bonnets en laine recouvraient les tètes des enfants, haut en couleur. Autour de leur cou, on voyait des écharpes assorties.
Elle se hâta entre les lumières; dans sa tête, les pensées coulaient comme de l’eau qui s’étendait sur un terrain mouillé. Quand elle regardait le passé, le jour comme le temps ne s’entendait pas entre eux, pourtant ils lui paraissaient presque semblables. Le fleuve du temps se borne à courir en tourbillonnant entre deux rives de l’éthique de l’Univers. Au fond, il n’y a rien pour dire qu’ils sont indifférents. Toutes les relations d’hier, à peine sorties de la scène, sont démaquillées. Elles partent vers une nouvelle direction, tout en cherchant un nouveau contrat, un nouveau metteur-en-scène, un nouveau script et bien entendu un nouveau maquillage. Mais ces scènes préférées d’autrefois, continuaient à se rapprocher puis à s’éloigner dans un éclat de rire à l’image d’un jeu d’enfants. Cela faisait un bon nombre d’années, depuis qu’ils avaient chacun fondé leurs propres foyers, que chacun était parti vers un nouveau chemin de vie alors que naguère tout (manger, dormir, jouer) se passait sous le même toit, sur un seul point. Elle venait enfin de recevoir une lettre de sa sœur aînée, après un intervalle de 15 ans : j’ai parlé à nos frères, ils ne veulent rien nous donner, même pas une parcelle de terrain. Mon mari a l’intention de les poursuivre en justice. Il ne changera pas d’avis. Mais c’est une démarche à faire par nous deux, je te demande donc de remplir ce formulaire puis …
– Pandi akka (sœur ainée) ! Que faites-vous ici ?
Elle ne pouvait plus marcher par la suite. Elle savait bien que cette voix appartenait à Kalyani. Qui d’autre aurait pu l’appeler ainsi, en tamoul, avec une telle élégance? Elle tourna la tête.
– VaNakkam (Bonjour) ! la salua Kalyani en souriant, ses dents blanches illuminant son visage noir. Elle était habillée d’une longue veste noire et portait à l’épaule gauche, serrée par l’avant bras, un sac en bandoulière de cuir noir. De temps en temps, sa main droite montait de façon brusque au niveau de son nez pour s’essuyer avec un mouchoir en papier.
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Comme elle, Kalyani était aussi Tamoule. Mais si elle, venait de l’Inde, Kalyani, venait du Sri Lanka. La courageuse Kalyani avait quatre ou cinq ans de plus qu’elle, cependant elle l’appelait ‘sœur ainée’. Leur première rencontre avait eu lieu dans un bus. À l’arrêt, une dame pondichérienne qui était jusqu’alors en train de partager des ragots avec elle, venait de descendre. Kalyani, assise en face, comme si elle n’attendait que ce moment, se pencha vers elle et lui demanda poliment, avec un sourire complice :
– Akka (sœur ainée) puis-je me permettre de vous poser une question ?
– Oui.
– Votre conversation de tout à l’heure… vous n’auriez pas pu l’échanger en tamoul ?
– Oui, je l’admets. Mais lorsque l’on vit dans un pays étranger, nous nous devons d’apprendre à vivre selon le civisme exigé par ce pays, n’est-ce pas? De plus, nous sommes dans les transports en commun, comment oser parler en tamoul ?
– Je suis d’accord avec vous sauf sur un point.
– C’est- à- dire ?
– D’après vous, parler en tamoul devant les autres, ça ne se fait pas. C’est sur ce point que je diffère complètement de vous.
Elle venait de tomber dans le piège tendu par la femme d’en face. Elle rougit.
– Je comprends.Répondit-elle par un sourire avec lequel elle n’avait pu le déjouer.
Ce jour-là, leur discussion prit son terme à ce point. Par la suite, ils avaient l’occasion de se croiser par hasard.
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– Akka, je m’en vais. Il faut être à l’heure ! J’ai déjà un quart d’heure de retard. C’est difficile de convaincre mon patron ! dit- elle.
Elle poursuivit son chemin en agitant sa main en l’air. Lorsqu’elle marchait en boitant, on pouvait voir sa tête écharpée qui sortait de l’affluence festive à intervalle régulière. « Akka, les cicatrices disgracieuses laissées par l’armée indienne sur mon corps me torturent toujours » lui confia-t-elle lors d’une conversation, les larmes aux yeux. A partir de ce jour-là, chaque fois qu’elle rencontrait Kalyani, elle éprouvait des remords.
– « Pardon ! »- Une vieille dame venait de la bousculer accidentellement et lui demanda pardon. Celle-ci pensa que c’était de sa faute et voulait s’excuser auprès de la vielle dame mais elle s’était déjà noyée dans la foule. Chaque année, elle voulait visiter le marché de Noël qui s’installait autour de la cathédrale. Ce n’était que cette année-là qu’elle avait enfin pu réaliser son souhait. Un mois auparavant, elle avait décidé de mettre un dimanche à sa disposition. La voie qui se dirigeait vers la cathédrale se trouvait sur le côté gauche de la rue principale. C’était une rue pavée, préparée soigneusement et assez large pour avaler la foule. Mouillée par la neige, la voie avait l’allure du miel frais, envahie par les piétinements des touristes, surtout des touristes étrangers. Il neigeait encore comme si quelqu’un avait renversé un panier rempli de jasmin. Tout en suivant la direction du vent, les flocons de neige se baladaient quelques instants dans les airs puis revenaient sur terre comme le voulait le cercle de la vie. Certains fondaient aussitôt, d’autres attendaient leurs tours.
La foule s’avançait avec hâte, s’arrêtait devant la Cathédrale. En effet, jusqu’à huit heures du matin, les véhicules avaient la permission de circuler. Il s’agissait des véhicules de livraisons de colis aux magasins. Ensuite, les visiteurs commenceraient à venir jusqu’à minuit. Ils basculeraient leur tête en arrière pour regarder les tours de la Cathédrale et se pétrifieraient de sa splendeur. Ils essaieraient de la convertir en images avec leurs appareils photos. On pouvait voir des touristes asiatiques venus de Chine, de Corée du sud, avec les cheveux hérissés, le visage rond, les yeux bridés et les lèvres minces. Ils descendaient de leur bus brusquement comme un essaim d’abeilles. Devant chaque groupe, il y avait toujours une femme ou un homme pour les guider en conversant dans leur langue, tout en levant un parapluie de la main.
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Ça s’est passé la semaine dernière. Il était onze heures du matin. Ayant passé toute la nuit devant la télévision, elle n’a pu s’endormir qu’à l’aube. Les fenêtres fermées, le silence de la chambre lui avait donné envie de dormir un peu plus longtemps que d’habitude. Elle venait de se retourner sur le dos et tentait de se cacher sous la couette, lorsque soudain la sonnerie de la porte se mis à hurler, comme s’il y avait un incendie. Cette sirène inattendue avait déchargé en elle une sorte de tension nerveuse. Généralement, personne ne venait la voir à cette heure-ci, surtout un dimanche.
– Peut-être que c’est Mourouguessanne ? , s’interrogea-t-elle. Cela faisait six mois qu’il l’avait quitté. Elle se leva de son lit et pris une petite minute pour mettre en ordre sa chemise de nuit. Elle attacha ses cheveux en chignon, alluma la lumière et marcha vers la porte. La sonnerie retentit une deuxième fois. Cette fois elle en était certaine, il s’agissait bien de Mourouguessanne.
– Tu sais bien que je n’ouvre pas la porte si tu te conduis de cette manière ! lui dit-elle en ouvrant la porte. Elle fut frappée par une odeur âpre. De bon matin, il était complètement saoul et nerveux, Elle était fâchée.
– Que veux-tu ? demanda-t-elle.
– Je ne veux plus rester avec elle. Je suis venu pour vivre avec toi. Toutes mes affaires sont dans ma bagnole, puis-je les apporter ?
– Non, je ne veux rien entendre, c’est fini entre nous.
– Tu ne me laisses pas entrer ? Est-ce normal de continuer la conversation de cette façon ?
– Non, c’est non ! J’ai un ami chez moi, il dort toujours, on ne devrait pas le déranger.
C’était un mensonge qu’elle avait inventé pour éviter sa nuisance, mais il était devenu fébrile.
– Ami, comment ?
– Comme tu le vois !
– Salope ! Avait-t-il aboyé comme un chien dont on avait marché sur la queue.
Son état d’ivresse avait facilité la tâche, elle avait refermé la porte d’un coup sec en le poussant dehors.
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La taille des stands était de 2×4 mètres. Entre les stands, il y avait un passage assez large pour les visiteurs, sans empêcher les ventes. La plupart des stands vendaient des objets décoratifs, des cadeaux faits à la main qui symbolisaient Noël.
– C’est un pot en cire ! Tout ce vous voyez : la plante, les fleurs sont également en cire ! De plus, il est enveloppé d’une feuille de métal pour mieux tenir. Une beauté de plus pour votre table ! expliquait la jeune vendeuse aux personnes devant elle.
Elle tenait dans sa main un pot coloré. Le couple anglais attendit patiemment d’entendre tous les renseignements avant de dire enfin : « We don’t know French » et s’en allèrent. La douleur présente à son épaule droite lui fit changer le positionnement de son sac et sa main droite se refugia dans son manteau en laine.
– Bonnets ! Bonnets ! criait un africain qui vendait des bonnets en forme de cigognes. Avec tous ses bonnets sur l’avant-bras, et coiffer lui-même d’un bonnet en forme de cigogne sur la tête, avec un long cou, un bec jaune, les pattes suspendus de chaque côté, il avait une drôle d’apparence. Elle aussi, a d’abord pensait qu’il s’agissait d’un vrai oiseau, puis a tout de suite réaliser que c’était un bonnet. Cette découverte la fit sourire. Au deuxième stand, elle vit des gens aux mains tendues qui se bousculaient.
– Deux vins chauds, un jus d’orange, trois tartes flambées, s’il vous plait ! un jeune homme listait les besoins de sa famille.
– Monsieur, voici votre jus d’orange, dit une jeune vendeuse à un vieux monsieur.
– Non mademoiselle ! Je t’ai demandé un vin rouge ! répliqua t-il aussitôt.
La jeune vendeuse se tourna vers son collègue et lui chuchota de préparer un vin chaud.
– Attends un peu ! Je n’ai pas quatre mains ! répondit-il, agacé.
Elle quitta la scène avec le sourire au coin des lèvres et s’avançait lentement tout en peignant le paysage féerique.
– Laurent ! Arrête, arrête ! Ne cours pas ! Une jeune mère criait fort, voyant son enfant courir entre les pieds.
Elle fit un grand pas pour attraper l’enfant et le rendit à sa mère. Vive le vent…Vive le vent… c’était la chanson que l’on pouvait entendre par les haut-parleurs de la patinoire et qui résonnait à l’aide du vent du nord. Un jeune couple dansait au rythme de la musique sur la piste. La foule s’avançait en leur laissant la place pour danser. Elle se trouvait devant la patinoire. On pouvait dire qu’il n’y avait pas d’âge pour le faire, toutes catégories confondues étaient en train de patiner. Les lames des patins à glace s’illuminaient lorsque les amateurs patinaient. Ce spectacle l’attira d’avantage.
Il neigeait toujours, pourtant, les organisateurs avaient fait en sorte que la piste de la patinoire soit à la température idéale. Autour de la patinoire, il y avait des mimosas dénudés. Sur leurs branchettes, des guirlandes de lampes luisaient et transformaient le paysage en or. Tandis qu’un jeune couple patinait main dans la main, un groupe d’enfants patinait les mains posées sur l’épaule de l’autre. Un adolescent glissa comme une flèche et s’arrêta soudain tout près de quelques filles comme s’il voulait les heurter. Les jeunes filles de leur côté lui lancèrent des boules de neiges et firent semblant de se fâcher. Une fillette fila comme un aigle, même une dame noire parvint à patiner joliment. Appuyer contre la balustrade, un couple amoureux s’échangeait des baisers, tout en ignorant la présence des autres.
Elle avait envie de patiner. Elle fit la queue et paya cinq euros pour une paire de patins de taille 38. Elle glissa ses pieds dans les patins et les laça. Elle boita en sortant du vestiaire, mais à quand même pu parvenir à atteindre l’espace de patinage en traversant les deux petites portes battantes. Au moment de se lancer sur la piste, elle eut l’impression que certains des patineurs tournèrent la tête vers elle. Elle hésitait à poursuivre son aventure, le poids lourd des yeux curieux la perturbait et lui donnait des frissons. Elle tenta de lire leur opinion sur leur visage, mais leur attention était ailleurs, même ceux qui la regardaient par hasard semblaient être indifférents. Ils continuaient à patiner avec entrain. Lorsqu’elle se décida à se remettre à son aventure, elle s’avança, en se tenant à la balustrade de la main droite. Malgré toutes ses précautions, ses pieds se tordirent, elle bascula en arrière et tomba à la renverse.
– Madame attention ! Un jeune homme, qui était juste derrière elle, lui tendit sa main. Elle avait honte de ce qui s’était produit. Elle n’avait pas d’autre choix que de donner sa main et de se lever. La pudeur en elle l’empêcha de le regarder droit dans les yeux, peu importe, elle a pu murmurer ‘merci’. Elle n’était pas capable de se tenir debout, elle senti une forte douleur à la hanche et aussi sur la colonne vertébrale. Elle faillit tomber à nouveau, heureusement la balustrade était là pour l’aider à se tenir droit. Ayant compris la situation, le jeune homme appela l’équipe des premiers soins qui était à proximité. Ils étaient deux, un homme et une femme. Une fois arrivée sur place, ils l’ont emmené dans leur cabinet, situé dans une tente installée provisoirement et lui ont demandé si elle pouvait s’asseoir toute seule.
– Je vais essayer, répondit-elle, puis elle passa à l’acte et réussit.
Ils firent bouger ses jambes, droite et gauche, doucement, et les examinèrent avec soin. Ils apprirent les endroits exacts de douleur par l’expression de son visage en touchant et en donnant un coup de spray pour la soulager. L’ambulance venait de s’arrêter. Les ambulanciers sortirent un brancard et la firent s’allonger dessus. Alors qu’ils se dirigeaient vers l’ambulance, elle vit le jeune homme agitait sa main en signe de bonne volonté. L’ambulance quitta la Cathédrale, après avoir fait un tour et descendit dans la rue principale, quand elle entendit à nouveau la rumeur venant du manège.
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