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De L’amour uniquement (Nouvelle) -Mireille Santo

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Mireille SantoRaja observait Savitri penchée sur son livre et lui posa la question qui lui brûlait les lèvres :¬
-M’aimes-tu ?
Elle lui jeta un regard en biais sans tourner la tête. Quelques secondes s’écoulèrent interminables et elle répondit les yeux baissés :
-Vous le savez bien !
Comme le voulait la tradition tamoule, elle le vouvoyait et ne l’appelait pas par son prénom en public. Dans l’intimité, elle s’exprimait peu, baissait la tête et fermait les yeux, les lèvres closes. Raja s’en attristait. Pourquoi cette réserve ? Cela ferait bientôt dix ans qu’ils étaient mariés et pourtant il avait la sensation de n’avoir pas réussi à l’apprivoiser.
-Non je ne le sais pas forcement surtout si tu ne le dis jamais. En tout cas je n’en suis pas sûr. Lui, la tutoyait, marquant ainsi verbalement leur proximité, il usait de mots caressants dans la fougue du désir car elle était sienne et l’appelait « tchellam » lors de leurs échanges quotidiens. Alors qu’elle, se contentait d’appliquer le protocole établi.
Le ton involontairement cassant qu’il avait utilisé la fit lever la tête vers lui.
-Vous semblez contrarié.
Elle était attendrissante avec ses grands yeux interrogateurs, elle avait si peu changé depuis leurs fiançailles : quelques fils d’argents sur sa chevelure de jais, une ride là où ses sourcils se rapprochaient et ses nouvelles lunettes ! Pour le reste elle était la même jeune femme qu’il avait vue sur les photos de l’entremetteur.
-J’aimerais juste savoir ce que je suis pour toi.
-Mon mari.
-D’accord mais au-delà de ça !
-Vous êtes la pierre angulaire de cette maison, le père de mes enfants et mon compagnon de vie, répondit-elle dévotement.
-Je ne te demande pas de me réciter ce que tu as appris mais de me le dire avec tes mots à toi.
Exaspéré, il avait presque crié. Lui, qui avait la réputation d’un homme calme, il se laissait aller à perdre ses nerfs. Pourquoi ne comprenait-elle pas qu’il avait besoin de savoir ? Qu’il avait viscéralement besoin d’être rassuré sur la teneur de ses sentiments à elle. Sa propre mère les avait abandonnés sa sœur et lui alors qu’ils étaient encore petits. Ils étaient restés tous les deux sur le bord du chemin à ramasser les petits cailloux et à l’attendre. Ils n’avaient pas pleuré car elle avait dit qu’elle reviendrait. La nuit était tombée et les lampadaires s’étaient allumés un à un et elle n’est pas revenue. Un voisin les avait reconnus et les avait ramenés auprès de leur père. Sa mère était une femme, une mère exactement comme Savitri ni pire ni meilleure et elle avait pris cette décision terrible de partir sans se retourner.
-Vous m’en demandez trop ! Je ne vois pas où vous voulez en venir. Je ne vous comprends pas, dit Savitri en ôtant ses lunettes.
Il savait qu’elle allait les remettre après en avoir suçoté la branche. Elle le faisait machinalement sans même s’en apercevoir, c’était un de ces nouveaux tics. Il trouvait cela incroyablement sexy.
Oui, il était très épris de sa femme, oui, il en était amoureux d’une manière quasi inavouable dans son milieu où ne gravitaient que des couples blasés ayant contracté des mariages de raison. Ces gens ne pouvaient imaginer qu’il puisse nourrir un amour aussi immodéré pour son épouse : cette parfaite inconnue qu’il avait choisi sur papier glacé. L’entremetteur avait froncé le nez : « Regardez les autres photos, il y a de meilleures partis et des femmes plus belles ! » Mais il n’avait pas voulu en démordre. Têtu jusqu’au bout il avait insisté faisant fi de toutes les réserves émises par ses proches. Il avait dû batailler avec sa mère qui n’avait pas trouvé Savitri assez belle et son père qui ne l’avait pas trouvée assez dotée. Sa famille avaient vu d’un très mauvais œil cet engouement qu’il avait manifesté si tôt en son endroit. Cinquante fois le mariage avait failli péricliter et cinquante fois il l’avait sauvé in extremis en priant en secret tous les dieux du ciel. Il était déjà si éperdument amoureux !
Et Il exigeait aujourd’hui de savoir ce qu’elle ressentait pour lui. Il n’allait pas abandonné cette fois-ci comme les fois précédentes où il avait reculé lâchement face à son visage opaque et ses silences qui l’écorchaient comme autant de pointes acérées.
Elle lui avait inspiré si vite et si simplement autant d’amour. Il avait été séduit, tourneboulé et métamorphosé par son apparition dans son existence. Il espérait et attendait dans les tréfonds de son cœur la réciproque.
-Tu ne me comprends pas ??? Apres dix ans de vie commune, deux enfants et tout ce que nous avons partagés, tu ne me comprends pas !!!
Il avait encore crié. Savitri avait posé ses lunettes et son livre à côté d’elle et ses sourcils n’en finissaient pas de froncer. Il imaginait nettement son armure se mettre en place, il pouvait même entendre le claquement sec de chacune des parties s’imbriquant entre elles et la recouvrant entièrement telle une carapace pour ne laisser visibles que ses yeux réduits à deux fentes sombres. C’était le moment précis où il choisissait de reculer et d’abandonner la partie.
Sa tranquillité et la paix du foyer ne méritait-il pas qu’il ferme les yeux sur ces petits détails ? Après tout, son épouse était une gentille femme, une bonne mère et une belle personne. Que voulait-il de plus ? Une déclaration d’amour enflammée comme jamais? Une étreinte passionnée dont elle prendrait l’initiative ? Qu’espérait-il obtenir en la poussant ainsi dans ces retranchements ? Pourquoi son esprit indiscipliné revenait-il toujours à la charge en lui posant encore et encore la même question : m’aime-t-elle vraiment?
-Ai-je dit ou fait quelque chose qui aurait pu vous déplaire de quelques manières que ce soit ? La question était purement rhétorique mais le ton était glacial.
Si Raja persistait dans cette conversation, il allait clairement entrer en guerre avec Savitri et c’est la dernière chose au monde qu’il désirait.
-Non, bien sûr que non ! , dit-il doucement
-Alors, pourquoi me cherchez-vous querelle ?
-Je ne te cherche pas querelle, je ne veux pas me disputer. Je veux juste savoir.
-Notre vie telle qu’elle est ne vous convient-elle plus ? Peut-être regrettez-vous vos choix ?
-Non, ce n’est pas ça du tout ! Tu ne comprends pas…
-C’est sûr que je ne vous comprends pas!
-Je veux juste que tu répondes à une seule question par oui ou par non. Est-ce trop demander ?
-Vous cherchez la petite bête ! Et elle descendit du lit dans l’intention de quitter la chambre. Si elle sortait de la pièce, elle aurait encore gagné et lui se consumerait de frustration et de tristesse.
Raja ferma la porte de la chambre et fit volteface. Elle était là juste devant lui, un peu surprise de n’en avoir pas déjà fini. Il lui prit les mains avec toute la tendresse dont il était capable et lui demanda en la regardant droit dans les yeux :
-Est-ce que oui ou non tu m’aimes ? Il espérait que pour une fois elle ne tergiverserait pas et qu’elle n’éluderait pas ses questions par des pirouettes dont elle avait le secret. Et qu’enfin il obtiendrait une certitude, quelque chose de tangible.
Il y eut un moment suspendu car tous deux pressentaient que rien ne serait plus tout à fait comme avant. Savitri chercha ses mots et les déposa avec douceur dans le silence épais qui les entourait.
-J’ai de l’attachement pour vous…de la tendresse. Je ne recherche pas l’intensité. J’accomplis mon devoir d’épouse.
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