Peut-on caricaturer une divinité hindoue ? Le célèbre magazine américain Fortune, dont la ligne éditoriale flirte peu avec la satire, vient de faire une amère expérience. En janvier, celui-ci a publié sur sa couverture un dessin de Jeff Bezos, le patron d’Amazon, sous les traits de la divinité Vishnou pour illustrer un long reportage sur la conquête de l’Inde par le site marchand américain. Jeff Bezos est représenté avec un teint bleu, un point rouge sur le front, portant une fleur de lotus à sa main gauche, un tatouage de son enseigne sur l’autre.
Déguisé dans cet apparat, on lui offrirait sans sourciller une prière et quelques offrandes. Mais, quoi qu’en pense Fortune, le dieu du commerce électronique, et encore moins Jeff Bezos, n’a pas encore sa place dans le panthéon hindou. « Le Seigneur Vishnou est une divinité majeure et vénérée de l’hindouisme qui peut être révérée dans les temples et les autels, et non pas utilisée de façon inconvenante », s’est emporté Rajan Zed, le directeur de la Société universelle de l’hindouisme basée au Nevada, aux Etats-Unis, précisant que « l’usage inapproprié de concepts et de symboles hindous à des fins mercantiles n’était pas acceptable ». A la suite de cette polémique, le directeur du magazine s’est excusé auprès de fidèles hindous, par le biais d’un communiqué : « Il est clair que nous nous sommes trompés et nous nous excusons. »
Le joueur star de cricket Mahendra Singh Dhoni, qui bénéficie pourtant d’un statut de demi-dieu en Inde, n’a pas eu droit à plus de clémence. Il a été représenté il y a quelques années en couverture d’un magazine indien sous les traits de Vishnou portant au bout de ses nombreux bras les différentes marques qu’il sponsorise, et notamment celle d’une chaussure de sport. Sacrilège ! Les pieds sont considérés en Inde comme impurs. Le joueur a été visé par une plainte, alors qu’il n’était pour rien dans ce choix éditorial. Le seul à avoir été épargné, étrangement, est le premier ministre indien, Narendra Modi. Il avait été représenté, au lendemain des élections de mai 2014, sous les traits du dieu Brahma dans le quotidien Mumbai Mirror.
On savait la liberté d’expression menacée en Inde par les conservateurs hindous, mais aussi chrétiens, musulmans ou sikhs. Plusieurs livres ont été retirés de la vente sous leur pression, des salles de cinéma projetant des films « hérétiques » ont même été saccagées. Même la France n’est pas épargnée. Le fabricant de chaussures Minelli avait dû retirer des ventes une paire d’escarpins où était imprimée une image du dieu Ram. Le film Les Bronzés 3, dans lequel une image du dieu Shiva est déchirée, avait été vilipendé. En 2006, l’organe de presse des nationalistes hindous, Organiser, avait trouvé un argument étonnant pour réclamer l’interdiction du film : Shiva est « le prophète le plus vénéré des hindous ». Un prophète, Shiva ? Ce qualificatif avait surpris de nombreux spécialistes de l’hindouisme. Faut-il penser, comme le journaliste indien Abhijit Majumder, que « l’extrême droite hindoue finit souvent par incarner l’ennemi qu’elle prétend combattre : l’islam radical » ?
« Toutes nos divinités hindoues sont des caricatures »
L’hindouisme n’est pas une religion au même titre que l’islam ou le christianisme : elle n’a ni dogme, ni clergé, à savoir aucune autorité spirituelle reconnue comme telle par tous les fidèles. L’intolérance dont se disent victimes les radicaux hindous, « au nom du respect de leurs croyances », n’est donc pas partagée par tous, loin de là. La tradition de la caricature en Inde est ancienne. Charles Dickens, qui pariait sur son échec au prétexte que « le tempérament asiatique est grave et qu’il ne trouve aucun plaisir à l’amusement en tant que tel », s’est trompé. Le Mahatma Gandhi avait eu l’idée de reproduire dans son journal Indian Opinion, publié en Afrique du Sud, les caricatures de journaux satiriques britanniques qui s’en prenaient à l’empire colonial. On y trouvait déjà des divinités hindoues, allègrement caricaturées. Qu’il est difficile pour un dessinateur indien de résister à la tentation de caricaturer les divinités hindoues ! Le célèbre dessinateur Kaak était bien obligé de le reconnaître : « Toutes nos divinités hindoues sont des caricatures. »
Il suffit de regarder la richesse et la variété de l’iconographie hindoue dans la culture populaire. Pas une représentation de Vishnou qui ne ressemble à une autre. Toutes sont déformées, différentes, en fonction du contexte culturel et de l’histoire de chaque région. Les représentations de divinités saturent même l’espace public : elles sont sur les calendriers, dans la publicité. On les a même placardées le long des murs dans les villes pour dissuader les piétons d’uriner sur place. « Les caricaturistes ramènent dieu sur terre », explique Ritu Gairola Khanduri, professeure à l’université du Texas, aux Etats-Unis, auteure d’un passionnant ouvrage sur « la culture de la caricature en Inde » (Caricaturing Culture in India, Cambridge University Press, non traduit). « La caricature indienne peut retourner les esprits et montrer au reste du monde à quel point les dieux peuvent nous faire rire et grimacer sur nos situations politiques, ajoute l’universitaire. Les dieux sont tout-puissants, n’est-ce pas ? »
Julien Bouissou, Le Monde.fr le 1er février 2016