Kamala MARIUS, maitresse de Conférences HDR, Université Bordeaux Montaigne, UMR LAM (CNRS/Sciences Po Bordeaux), et Institut Français de Pondichéry, UMIFRE 21 CNRS/MAEE
2. Opportunités inégales
Les inégalités de statut des femmes se traduisent aussi par des inégalités en termes d’opportunités éducatives, même si les résultats du recensement de 2011 montrent que le taux d’alphabétisation a progressé en Inde puisqu’on est passé de 64,83 % en 2001 à 74,04 % en 2011. En effet, des efforts particuliers ont été accomplis dans le Tamil Nadu, premier État à avoir généralisé le repas gratuit de midi en 1982, puis à avoir adopté une loi sur la scolarisation obligatoire pour lutter contre l’abandon précoce de l’école dans l’enseignement primaire. Entrée en vigueur le 1er avril 2010, la loi sur l’école gratuite et obligatoire (Right of Children to Free and Compulsory Education Act, 2009) légalise enfin, pour la première fois le droit à l’enseignement élémentaire gratuit et obligatoire pour tous les enfants de l’Union indienne de 6 à 14 ans. La distribution de déjeuners à l’école pour 80 % des écoliers ou la distribution gratuite de livres scolaires pour 70 % n’ont fait que renforcer cette politique.
Encart 1 – La loi sur l’école gratuite et obligatoire
Fig. 4 : Évolution du taux d’alphabétisation par âge, par sexe
et par groupe social de 1951 à 2011
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Cependant les inégalités entre les hommes et les femmes en matière d’éducation restent d’actualité. En 2011, 65,5 % des femmes sont alphabétisées contre 82,1 % des hommes, avec un écart homme-femme qui s’est réduit, passant de 21,6 % en 2001 à 16,7 % en 2011. Il faut préciser qu’une forte proportion de personnes alphabétisées n’ont pas suivi de cycle scolaire complet et que le recensement définit comme alphabétisé tout individu qui, selon la déclaration du chef de ménage, sait simplement lire ou écrire dans une langue. Les taux d’analphabétisme sont plus élevés pour les classes d’âges les plus âgées : si 54 % des hommes et 19 % des femmes de plus de 60 ans sont alphabétisés, en revanche, ce sont près de 82 % des garçons et 78 % des filles de 10-14 ans qui le sont aujourd’hui, et 54 % pour les filles de 14-17 ans contre 32 % en 2008 (fig. 4).
Ces moyennes nationales, toutefois, ne reflètent pas réellement les inégalités de genre en fonction de la classe d’âge, de la caste de la communauté, du niveau d’urbanisation et de la région (fig. 5). Les taux d’alphabétisation les plus élevés se retrouvent parmi les métropolitains aisés de hautes castes, tant hindous que chrétiens. De même, les inégalités entre garçons et filles se réduisent au fur et à mesure que le revenu des ménages croît (fig. 5).
Balade de jeunes filles dans les lagunes du KéralaCliché : J.-M. Chevalier, septembre 2012 |
Écolières et écoliers au RajasthanCliché : A. Pasco, novembre 2010 |
Si les taux d’abandon scolaires sont plus élevés parmi les filles, ils concernent aussi les dalits, les adivasi et les musulmans, en dépit d’une politique de quotas, et en dépit aussi de l’habitat urbain de nombreux musulmans (fig. 5). Par ailleurs, seuls 8 % des enfants de castes aisées abandonnent l’école contre 26 % pour les musulmans et 31 % pour les dalits-adivasi. Si parmi les hommes en âge de travailler, 16 à 17 % des hautes castes et des minorités (chrétiens, jaïns) ont un diplôme, c’est moins de 4 à 6 % de dalits, adivasi ou musulmans qui sont concernés et 2 % seulement parmi les femmes de ces groupes.
Ce taux d’alphabétisation insuffisant s’explique aussi par des conditions de travail difficiles dans les écoles : le matériel manque, le taux d’absentéisme des instituteurs est élevé, leur formation est médiocre. En conséquence, les systèmes informels se multiplient (cours du soir, cours privés…), révélant les dysfonctionnements du système. De plus, les politiques publiques ont longtemps mis l’accent sur l’éducation universitaire qui concerne essentiellement une élite. Toutefois, entre 2008 et 2013, près de 58 000 écoles publiques et plus de 70 000 écoles privées ont été construites. [7]
Fig. 5 : Abandon de la scolarité selon le niveau d’études par sexe en Inde |
Fig. 6 : Taux d’alphabétisation des femmes en Inde par État, 2011 |
Les inégalités ont tendance à se cumuler selon les régions, car, même si le gouvernement central finance de grands programmes d’éducation, chaque État possède son budget propre. On observe donc de fortes variations régionales (fig. 6) : le taux d’alphabétisation des femmes est supérieur à 70 % dans les États du Kérala, Tamil Nadu, Maharashtra, Gujarat, Himachal Pradesh, Bengale occidental et les États du Nord-Est. À la traîne sont les États du Jarkhand, de l’Uttar Pradesh, de l’Andhra Pradesh, du Madhya Pradesh, de l’Orissa, du Bihar et du Rajasthan. Ces deux derniers battent d’ailleurs des records d’analphabétisme (53 %) (fig. 7). Cependant, globalement, les écarts hommes-femmes en matière d’éducation ont tendance à se réduire depuis 10 ans.
Fig. 7 : Taux d’alphabétisation : un écart persistant entre hommes et femmes
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En dépit des progrès en matière d’éducation, les pesanteurs socio-culturelles semblent limiter toute évolution significative en termes d’égalité de genres. Le contrôle de la sexualité féminine ainsi que les injonctions morales et religieuses jouent un rôle déterminant dans leurs pratiques spatiales.
3. Des pratiques spatiales genrées sous contraintes
Si femmes et hommes sont également visibles dans les espaces publics, les normes culturelles limitant la mobilité physique des femmes aux espaces de proximité légitimés par le regard social sont nombreuses. Dans le contexte de la famille indivise ou de la communauté qui impose une certaine promiscuité, un contrôle social s’opère, prévenant ainsi toute dérive potentielle. S’extraire des lieux du quotidien incite à rechercher l’anonymat, voire l’invisibilité. Le purdah (réclusion des femmes musulmanes) ou encore le ghunghat (voile des femmes hindoues couvrant toute la tête), pratique limitée à certains États du Nord (Uttar Pradesh, Haryana, Rajasthan) imposent des pratiques spatiales sous contraintes. Ainsi la présence des femmes dans l’espace public est souvent motivée pour des raisons plus familiales ou collectives (marché, école, aire de jeux avec les enfants, lieu de travail, lieu religieux, cérémonies…) que de loisirs (parc, café, salon de beauté…). Certes, une optimisation de l’utilisation de l’espace public s’opère grâce à une certaine invisibilité : les parcs, les cinémas, les cafétérias et les centres commerciaux, très présents dans les villes, permettent d’une certaine manière aux femmes voilées de transgresser les normes et de partager ces espaces avec les hommes, mais dans une certaine limite. En effet, certains espaces restent strictement masculins : fast food de rue, bars, magasins d’alcool.
Un dimanche au bord de la mer au KéralaCliché : A. Pasco, mars 2013 |
Retour des travailleuses dans les lagunes du KéralaCliché : K. Marius, mars 2013 |
Cependant ces mobilités sont constamment négociées au prix de manipulations et de résistances conscientes : l’enquête de l’IHDS (Indian human development Survey, 2010) [8] montre que bon nombre de femmes, soit 73 % d’entre elles, sont obligées de demander la permission de se déplacer notamment à leur mari, ne serait-ce que pour aller au centre médical, et cette permission est refusée à 34 % d’entre elles (fig. 8).
Fig. 8 : Autonomisation des femmes : contrôle des ressources et liberté de déplacement |
Fig. 9 : Une autonomisation des femmes très inégale entre les États |
L’éducation, l’âge et le fait d’habiter une métropole semblent freiner l’interdiction d’aller au centre de santé, notamment dans les régions du Nord. L’exacerbation des inégalités d’accès à l’espace public est plus forte dans les régions du Nord où prédominent les pratiques de la burquah et du ghunghat (Uttar Pradesh, Bihar, Madhya Pradesh, Rajasthan, Chattisgard, Jharkand) (fig. 9). En revanche, les femmes des États les plus urbanisés sont moins concernées par l’interdiction de se déplacer vers un centre de santé (Kérala, Tamil Nadu, Maharashtra, Gujarat). Le fait d’avoir leur nom sur les papiers officiels est un autre indicateur d’autonomie des femmes, et c’est le cas notamment dans les États les plus industrialisés (Gujarat, Karnataka).
Par ailleurs, le système de la famille indivise ou élargie impose un rôle de femme soumise et par conséquent plus vulnérable à la violence. Plusieurs études (Jejeebhoy, 1998) ont démontré que les femmes vivant sous la domination de leur belle-mère étaient plus enclines à admettre que les femmes puissent être battues que celles qui ne vivaient pas dans ces conditions. Il est sans doute difficile de généraliser ce point de vue dès lors qu’une belle-mère tenant à la bonne réputation de sa famille essaiera ainsi de jouer un « rôle tampon » lors des conflits entre son fils et sa belle-fille.
(A suivre)