Les castes structurent toujours le pays. L’écrivaine et militante féministe, engagée dans le combat pour leur suppression, met en cause le patriarcat. Pour elle, si les femmes avaient la liberté d’épouser un homme d’une autre caste, le système disparaîtrait
Pour la première fois de l’histoire de l’Inde, un homme politique issu des dalits, la caste des intouchables, a été élu au suffrage indirect le jeudi 20 juillet au poste honorifique de président de la République[1]. Il s’agit de Ram Nath Kovind, le candidat soutenu par le premier ministre, Narendra Modi. Meena Kandasamy, 32 ans, est aussi une dalit : cette écrivaine et militante féministe est connue pour son engagement en faveur de la suppression des castes. Très suivie sur Twitter, elle est la cible de violentes attaques. Son premier roman, La Colère de Kurathi Amman, sera publié en français le 24 août (Plon, 272 pages, 20,90 euros).
A la fin de l’année 2016, des intouchables ont été passés à tabac, à coups de barre de fer, après avoir été accusés à tort d’avoir tué des vaches, considérées comme sacrées dans l’hindouisme. Le premier ministre, Narendra Modi, avait pourtant pris la défense des intouchables dans un discours prononcé quelques mois plus tôt. Les soutient-il vraiment ?
Narendra Modi ne protège pas les intouchables autant que les vaches ! Pour une partie de la société indienne, la vie d’un animal a plus de valeur que celle d’un être humain. La protection de la vache sacrée sert de prétexte pour s’attaquer aux intouchables et aux minorités lesquelles consomment du boeuf . Donc, je ne crois pas que la condition des intouchables va s’améliorer avec Modi.
Pourquoi un tel regain de tension ?
La violence contre les basses castes et les intouchables a toujours existé, mais ils ont désormais décidé d’y résister. Ceux qui se trouvent au-dessus en sont déstabilisés et répondent par la violence. L’Etat a aussi sa part de responsabilité. Chaque Etat indien collecte pourtant des informations pour identifier quel district, quel village est le plus exposé à la violence. Au Tamil Nadu, par exemple, on sait qu’entre 150 et 200 villages sont » à risque « , donc la police sait, les gouvernements savent…
Mais les intouchables et les basses castes font pourtant partie de ces institutions grâce aux quotas, notamment dans la police…
Oui, des intouchables travaillent dans la police, mais très souvent en bas de la hiérarchie. Et la police indienne est corruptible. Elle est trop souvent aux mains des hommes politiques et des riches. La justice n’est pas plus égalitaire. Lors de chaque grand massacre d’intouchables depuis les années 1960, presque personne n’a été inculpé ou incarcéré. Les juges donnent toujours les mêmes raisons » Il n’y a pas assez de preuves « , ou encore » Le témoin cité n’est pas fiable « . Les affaires de meurtres contre les intouchables ont un taux de condamnations très bas. Dans les années 1990, quand un village d’intouchables était brûlé, l’article était relégué en fin de journal, alors que la même information aurait fait la » une » si des hautes castes avaient été visées. Et c’est en grande partie parce que les quotidiens, surtout en langue vernaculaire, sont contrôlés par des castes. Aujourd’hui, cela a changé avec l’apparition des réseaux sociaux… Il suffit que quelqu’un poste une photo ou signale un crime contre les basses castes pour que l’information soit relayée sur Internet et que les médias généralistes s’en emparent.
Selon les derniers chiffres officiels, les plaintes pour viol, meurtre et violences – ce que l’Inde regroupe sous le terme d' » atrocities » visant les intouchables ont augmenté de 29 % entre 2012 et 2014. Ces crimes passent-ils donc moins inaperçus ?
Oui, et les victimes ne se contentent plus d’encaisser, elles ont appris à se servir des médias. En 2002, je travaillais dans un petit magazine et il était difficile de trouver l’argent pour l’imprimer et le distribuer, même à 500 abonnés. Avec les réseaux sociaux, l’information est disséminée partout, à travers Facebook, Twitter et aussi Whatsapp. On s’est libéré des contraintes des vieux médias.
Plus de 40 000 personnes vous suivent sur Twitter… Est-ce ce qui explique que vous subissiez ces violentes attaques ?
Cela va peut-être vous surprendre, mais je les accepte volontiers. Il m’est arrivé de recevoir des insultes et même d’être menacée de viol collectif ou encore de meurtre, en direct, à la télévision. Je m’en suis d’abord inquiétée, puis j’ai pris conscience que c’était un type d’échange nécessaire. Nous vivons dans une culture du silence et les médias prétendent, à tort, que tout va bien. Quand je suis insultée, toute cette hypocrisie disparaît, les masques tombent. Dans ma poésie, j’essaie aussi de provoquer des réactions parce que je pense que le silence est dangereux. Le silence est un camouflage.
Les discriminations sont-elles moins visibles qu’hier ?
La caste procède de l’idée que quelqu’un vous est inférieur, y compris intellectuellement. Donc, quand vous vous adressez à un intouchable, vous lui parlez lentement en anglais et vous ne faites que lui répéter que vous avez » confiance en lui « . Ma mère, qui est professeure à l’université, m’a raconté qu’à la fin d’un oral d’admission, une fois l’étudiant parti, des professeurs se sont exclamés : » Ils ne pourront jamais comprendre les mathématiques. » Les brahmanes la caste la plus élevée, considérée comme détentrice du savoir se sentent supérieurs. Ils font toujours référence à un illustre ancêtre pour marquer leur supériorité, comme si elle était inscrite dans leurs gènes.
L’idée de caste est-elle toujours aussi puissante dans la population ?
Beaucoup d’étudiants sont victimes d’un -lavage de cerveau en ce qui concerne les castes. Ils sont obsédés par les quotas qui les privent de place à l’université, mais ils ne pensent jamais à la façon dont la caste interfère dans leur mariage, dans ce qu’ils mangent, ou comment elle enrégimente leur corps… La façon dont les femmes attachent leurs cheveux, par exemple, ou dont les brahmanes portent un fil sacré autour de leur torse rend la caste omniprésente. Regardez les sites de rencontres ou les sites matrimoniaux, il y en a un pour chaque caste. La nouveauté, c’est que les intouchables ont accès à l’enseignement, ce n’était pas le cas il y a cinquante ou soixante ans. Mais beaucoup d’étudiants se suicident quand ils sont victimes de harcèlement ou qu’ils sont en difficulté. Personne ne leur vient en aide, car le corps professoral, l’encadrement, est en majorité brahmane. Vers qui peuvent-ils se tourner ? A l’Institut indien de technologie de Madras, seuls trois ou quatre des 400 professeurs sont des intouchables.
Mais comment supprimer les castes, si on leur accorde des quotas ?
Nous n’en sommes pas encore arrivés au point où nous sommes tous égaux. Il faut se souvenir que les intouchables n’étaient pas autorisés à se rendre à l’école avant l’indépendance de l’Inde. Mon père fait partie de la première génération qui y a été autorisée, alors que les castes supérieures y accèdent depuis des générations. Les quotas ne sont pas un obstacle au mérite, ils permettent juste à un intouchable d’entrer dans la salle de classe. Les quotas ne vous donnent pas un diplôme, ils vous donnent juste une place à l’école.
Il y a entre 200 et 250 millions -d’intouchables en Inde, ce qui en fait une force politique considérable, non ?
Dans les circonscriptions réservées aux -intouchables, ceux qui sont investis par les grands partis ne sont que des marionnettes. Ce sont les castes supérieures qui investissent les candidats intouchables, pas les intouchables eux-mêmes. Des intouchables sont entrés en politique pour se protéger des violences et de la police, car, quand un ou une intouchable est élu(e), on ne va pas incendier sa maison ou la violer. Ce sont des changements fondamentaux. Leur entrée en politique a démocratisé la société. Elle a permis aux intouchables de se faire respecter. Si un enfant est -refusé à l’hôpital, sa famille peut faire appel aux partis politiques.
Bhimrao Ambedkar (1891-1956), leader intouchable et père de la Constitution indienne, expliquait que la caste ne pouvait pas être abolie sans mariages intercastes. Comment le patriarcat renforce-t-il le système des castes ?
Si toutes les femmes avaient la liberté d’épouser un homme d’une autre caste, alors le système disparaîtrait. A l’instant même où chaque femme décidera que son existence, son corps et sa vie amoureuse lui appartiennent, alors le système disparaîtra parce qu’il n’aura plus aucune emprise sur personne. Malheureusement, les femmes des castes supérieures tiennent à conserver les privilèges liés à leur rang dans la société, hérités de leur mère, de leur grand-mère. Elles sont enchaînées à leur caste et ne voient probablement dans ces chaînes que des guirlandes de fleurs. Elles sont fières et pourtant elles aussi sont esclaves du vieux patriarcat indien. Ce ne sont pas seulement les 200 millions d’intouchables qui peuvent régler le problème. Si les femmes de toutes les castes rompent les chaînes de leur asservissement, alors elles deviendront une force que personne ne pourra arrêter. Tôt ou tard, elles réaliseront que ce système patriarcal ne leur fait aucun bien.
Vous avez choisi l’écriture pour combattre le système des castes. Vous écrivez en anglais, une langue rarement parlée par les intouchables. Pourquoi ?
Le français parlé par les Africains, on l’appelle en France le » petit nègre « , n’est-ce pas ? Eh bien, c’est pareil quand un intouchable parle anglais. Quand je suis à Londres et que j’explique que je suis écrivaine, on me demande dans quelle langue j’écris. Pourquoi me pose-t-on cette question ? Les Anglais sont restés trois cents ans dans mon pays, alors j’ai bien le droit de parler leur langue. En Inde aussi, l’anglais est un marqueur social, autant que la caste. Il modifie la façon dont on est perçu. Or, les intouchables et les basses castes n’ont souvent pas accès à l’enseignement primaire en anglais. Il est temps qu’on s’approprie cette langue. L’anglais vous permet de franchir les frontières. Parler dans une langue qui n’est pas votre langue maternelle vous permet de vous réinventer, de -devenir quelqu’un d’autre.
Propos recueillis par Julien Bouisson, Le Monde des 13 et 14 août 2017.