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Les hommes et les femmes attendent d’entreprendre un voyage long et pénible. Eux aussi, comme moi, devaient être fatigués de leurs chemins habituels, des visages qu’ils croisaient tous les jours, des voix facilement reconnaissables et ils cherchaient donc de nouveaux trajets, de nouveaux visages ou de nouvelles voix. Bien que mon point de départ présentât évidemment une similitude avec celui d’autres voyageurs, ma destination n’était pas la même. J’embarquerais en effet, comme eux, à Los Angeles, USA, mais je débarquerais à Chennai, en Inde.
Deux heures plus tôt, j’avais pris un taxi à Pasadena en Californie, pour arriver à l’aéroport. Selon notre planification de la veille, mon amie Jessica devait m’accompagner jusqu’à l’aéroport et me dire au revoir, mais malheureusement la visite surprise de son oncle l’avait empêchée de le faire. J’avais également décliné la bonne volonté d’une amie de Jessica qui avait voulu la remplacer. J’étais donc partie seule dans un taxi.
Sur le chemin, le chauffeur, un Afro-Américain, entama un dialogue ; cela pouvait être une manière de mettre son client à l’aise, mais je n’en étais pas certaine… Des questions de routine portant sur mon pays d’origine, le racisme en France, le but de mon voyage aux États-Unis, etc. Malgré le fait que j’avais l’esprit fermé et toute mon attention portée sur le compteur de taxi, je lui répondis calmement.
En effet, depuis un certain temps, j’étais obligée de regarder à la dépense ; c’est pourquoi toute mon attention était fixée sur le compteur du taxi, qui courait comme Usain Bolt ! En conséquence, à l’arrivée à l’aéroport, j’aurais dû payer plus que ce à quoi je m’attendais.
Dix minutes plus tard, j’étais devant le guichet de la Lufthansa. Après avoir enregistré ma valise, j’allai à la porte numéro 26 qui s’occupait des passagers de Frankfurt. L’horaire de l’avion et la destination inscrits sur le panneau d’affichage me rassurèrent, mais l’absence de personnel au guichet me poussa à promener mes yeux à la recherche d’un siège vacant pour attendre mon tour comme beaucoup de voyageurs. Une fois assise, j’ai envoyé un SMS à Jessica pour l’informer que tout s’était bien passé.
Juste devant moi, assis, un homme d’un certain âge, dont la tête paraissait en fer forgé, me regardait sans relâche ; néanmoins, c’était un visage inoubliable. Je regardai tout autour de moi. Sauf quelques Européens ici et là, la plupart des passagers étaient Indiens. “Il faudra attendre au moins une demi-heure avant d’être appelé au guichet ”, pensai-je. Pour tuer l’ennui, je portai mon attention sur les voyageurs et les dévisageai : leurs habits, leurs voix, leurs langues, les expressions de leurs visages, leurs yeux et leurs quêtes. Lors de cette opération de curiosité, une famille sikh transportée par véhicule électrique, me fit réfléchir : “Étaient-ils venus de l’Inde ou y rentraient-ils ?” me demandai-je. À part quelques exceptions, les plus nombreux des Indiens me paraissaient occidentalisés. Ils avaient tous soit un smartphone soit un iPad dans leurs mains. Et ils se tortillaient, étiraient les jambes, ouvraient la fermeture de leurs sacs, fouillaient leurs nez, papotaient, s’écoutaient parler, se riaient de quelqu’un et regardaient tout ce qui bougeait.
— Excusez-moi, y a-t-il quelqu’un sur ce siège ?
Frappée par la question, je me retournai. “La voix ! C’est la sienne ! Celle de la fille qui me poursuit nuit et jour”, me dis-je, mais non, contrairement à ce que je pensais, ce n’était qu’un homme, d’à peu près mon âge. Je levai la tête et je vis son visage . La demande avait été formulée avec une certaine déférence et avec un accent espagnol. Il était grand, avait environ trente ans, portait une chemise à damier noir et blanc et des jeans en denim Levy. La partie exposée de son corps était couverte de toutes sortes de tatouages : le diable, Bouddha, un aigle, un cœur avec une flèche, un poignard, etc. Il avait les cheveux noirs et brillants et une barbe finement taillée. Autour du cou, qu’il avait long, on voyait une écharpe sale en coton. Bref, on aurait pu dire de lui qu’il était le genre d’homme qu’on pourrait croiser dans un club peu recommandable.
Enlevant mon sac d’ordinateur du siège, je lui dis qu’il pouvait s’asseoir. Il me remercia en ajoutant une excuse avec modestie pour m’avoir importunée et il s’installa tout en se présentant comme étant Fernando Rodrigo, originaire d’Espagne. Au moment de nous serrer la main, je ne manquai pas de lui dire mon nom et mon pays d’origine. D’ailleurs, le fait qu’il ait branché d’emblée son téléphone portable à la prise du côté de mon siège m’avait fait comprendre que c’était son téléphone déchargé qui l’avait forcé à s’asseoir à côté de moi.
— Ne vous excusez pas de m’avoir demandé cela ! Ai-je le droit de vous empêcher de le faire ? À vrai dire, assise seule sans parler à quelqu’un, ça m’ennuie. Bon, vous descendez à Chennai
— En effet, c’est bien cela, mais ma destination finale est Pondichéry.
— Quelle surprise ! Je ne m’attendais pas à ça ! Moi aussi je vais à Pondichéry. En fait, je retourne en Inde après avoir passé quelques jours aux États-Unis pour voir mon amie. À Pondichéry, j’ai un devoir à accomplir… Je rentrerai dans mon pays, en France, après. Mais je ne sais pas quand…
— C’est vrai ? Mon histoire est plus ou moins la même. Pour l’instant, je ne sais pas quand je rentrerai… Malgré tout, je suis certain que mon séjour ne sera pas long. En plus, je ne pense pas que je puisse prolonger mon visa.
— Si vous avez envie de partager avec moi l’objet de votre voyage, je suis prête à vous écouter, lui répondis-je avec enthousiasme.
Devant ma demande, ses yeux s’étaient légèrement tournés vers les ailes de son nez et s’étaient braqués sur moi quelques instants. Comme je comprenais mal son jeu de regard, tout en restant prudente et en affichant sur mon visage une expression de regret, je lui dis :
— Si vous ne voulez pas m’en parler, je n’insiste pas !
— Une petite minute ! Après le chargement de mon téléphone, je reviens vers vous…
Et disant cela, il se tourna vers la prise électrique. Moi, je me mis à tripoter mon portable mais, contrairement à ce que j’attendais, sans tarder, il m’adressa à nouveau la parole :
— Le but de mon voyage est de retrouver mon père que je n’ai pas vu depuis ma naissance, c’est tout. Bon ! Est-il possible de vous croiser à Pondichéry ?
— Pourquoi pas ? C’est une petite ville, alors on a de fortes chances de se rencontrer, soit au bord de la mer, soit dans la rue Nehru, faute de quoi nous nous verrons peut-être dans un des restaurants de la ville blanche.
Au moment où j’entendais “merveilleux” et “gracias señorita” de la part de mon compagnon de voyage, on nous appela pour l’embarquement. Alors que nous allions vers le comptoir, quelqu’un essaya de me dépasser : il s’agissait de la fille qui me suivait tout le temps.
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Au moment où le héros du film indien allait chanter, en laissant son bras avancer librement vers la taille de l’héroïne, l’écran de la télévision de l’avion s’éteignit, transformant la scène en un petit point noir. Puis la lumière s’alluma et se répandit soudainement. Une voix rauque et monotone se fit entendre, espérant que notre voyage avait été agréable et nous annonça l’heure locale et la température extérieure. Les cheveux défaits, les tenues froissées, murmurant des “On n’a rien oublié ?”, les passagers se levèrent enfin, tapotant une deuxième fois les coffres à bagages et le siège. Une femme corpulente d’âge mûr s’appuyait d’une manière insolite sur le dos de son siège, tout en étirant et secouant ses jambes et ses bras. Des mères éveillaient leurs enfants ensommeillés. À l’extérieur, l’aéroport de Chennai me semblait paresseux. Quelques passagers qui s’étaient hâtés pour sortir étaient déjà dans la file d’attente.
Je la revis. Elle était debout, habillée d’un T-shirt blanc, d’un pantalon jeans de couleur bleue et chaussée de baskets. En revanche, je ne vis pas la personne espagnole avec qui j’avais échangé quelques mots à l’aéroport de Los Angeles. Cette fille dont je vous en parle n’était personne d’autre que celle qui me suivait de jour comme de nuit et si j’acceptais son argument tel quel, elle était donc une partie de moi-même et moi une partie d’elle. Je ne voyais que son dos, mais il ne présentait aucun signe de précipitation. Elle tourna la tête, comme si elle voulait voir une dernière fois tous ses compagnons de voyage. Je lui souris mais elle m’ignora. Comme tous les voyageurs, moi aussi je m’avançai vers la sortie. Pourtant une voix dans ma tête me dit qu’il fallait attendre quelques minutes encore.
Malgré le fait qu’elle se fasse passer pour moi, j’aurais pu la considérer comme n’importe qui d’autre. Tous ceux qui étaient nés autour de moi et façonnés par la société étaient les autres pour moi. Parmi les voyageuses devant moi, peut-être y avait-il une mère, une sœur, une tante et, en même temps, elles pouvaient être un médecin, un professeur ou tout simplement une employée de bureau ? Ainsi, toutes pouvaient être à la fois un individu et une bonne citoyenne comme le voulait la vie humaine. Toutes ces femmes pouvaient également ressentir comme moi de la colère et de la joie ; du mépris et de l’amour ; la faim et des renvois aigres. Cependant, ce que je ne comprenais pas, c’était pourquoi elle seule m’intéressait particulièrement au milieu des voyageuses. Étais-je plus présente en elle que les autres ? Elle, comme moi, étions-nous si proches à la fois mentalement et physiquement ? Ou bien mon intérêt pour elle venait-il de la lueur de la vengeance dans ses yeux ? De son regard qui ressemblait à celui du chat dont le cri nocturne est indifférent à la nuit et au froid ? Je ne sais pas. La file d’attente avançait, c’était mon tour. Je me mis à marcher en voyant qu’elle me devançait. Quelques minutes plus tard, elle était devant l’officier de la douane et présentait ses papiers ; je fis de même. Alors que je chargeais mes bagages sur un chariot, depuis le tapis roulant, elle passa avec le sien devant moi sans un mot.
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Il était quatre heures du matin lorsque mon taxi arriva à Pondichéry. J’admirai les spectacles qui contribuaient à la féerie de l’aube : les hommes avec les torses recouverts de draps, sirotant du thé dans un stand de thé ; les gens traversant la rue tranquillement avec leur gamelle en main sans se rendre compte des risques qu’ils couraient ; les jeunes femmes tamoules en churidar répandant de l’eau mélangée à de la bouse ; un fermier allant en charrette au marché ; une vache aux grosses mamelles marchant lentement le dos courbé… Je suis arrivée enfin à l’hôtel où j’avais réservé ma chambre pour le séjour. À ma grande surprise, alors que j’étais en train de faire le check-in et de recevoir la clé à la réception, la fille dont je vous ai parlé passa devant moi. Je pris l’ascenseur, atteignis le deuxième étage et ouvris la porte numéro 7… Voulez-vous savoir qui m’attendait avec un grand sourire, c’était elle !
……A suivre
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