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A ‘Elle’ qui m’apprend le passé -Krishna NAGARATHINAM

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– 6-

 

Un raccourci pour rejoindre notre rue consiste à prendre une ruelle à gauche de l’arrêt de bus. Je ne sais pas ce qui s’était passé avec nos lampadaires ce jour-là. La ruelle était plongée dans les ténèbres. J’hésitai un moment à poursuivre mon chemin, mais la présence d’un vieil homme qui marchait devant moi m’avait rassurée. Après quelques pas, le sentiment d’être suivie par quelqu’un me fit tourner la tête. Dans l’obscurité épaisse, ce que j’apercevais, c’était un homme grand, à la tête ronde. Était-ce lui, le jeune Africain ? Je me le demandais…Mais je n’en étais pas sûre. S’il s’agit du jeune homme en question, pourquoi était-il ici en ce moment ? Une odeur émanant de lui me vint au nez et me donna des frissons dans le dos.

 

La première fois, l’impact lancé par ma mère contre les étrangers avait commencé à me dévoiler son visage. Les images accumulées année après année en moi à travers ses actes et ses paroles au sujet des étrangers me donnèrent le frisson. Cette peur était renforcée par le faible éclairage des lampadaires. Je marchais aussi vite que possible.  La seule pensée qu’au tournant, juste quelques minutes suffiraient pour arriver chez moi, dissipait un peu ma crainte. Je me tournai pour savoir s’il me suivait encore.

 

—  Mademoiselle, attends !

Ça ne faisait aucun doute, il n’était autre que mon jeune homme de la porte de la Villette !

 

— Que veux-tu ? Pourquoi me suis-tu ? Si tu as quelque chose dans ta tête, débarrasse-t’en ! Je ne te connais pas, comprends-tu ?

 

— Comme tu veux… Mais j’ai besoin de ton aide, il me faut cent euros, s’il te plaît !

 

— Désolée ! Je n’ai rien sur moi. J’ai dépensé tout ce que j’avais, tu le sais, n’est-ce pas ?

 

— Je sais, mais actuellement tu es la seule personne qui peut m’aider.

 

Quand ses mots, légèrement humides effleurèrent mes oreilles, passant au ras de mes épaules, j’étais devant chez moi. Je me tournai vers lui, après avoir appuyé sur la sonnette une deuxième fois.  Quoi de plus pitoyable que ses yeux qui me renvoyaient une expression ahurie ! Je pensai alors que ma mère allait ouvrir la porte d’une minute à l’autre et la porte s’ouvrit avec des bruits de ferraille. Elle se tenait là, la main droite posée sur la dernière et ses yeux fixaient un point imprécis entre mon ami africain et moi.  Je me souviens, aujourd’hui encore, de la suspicion s’affichant sur son visage et de sa vive réaction… Comme pour nous frapper, ma mère referma la porte à la hâte et appela « Louis ! Louis ! » Je savais ce qu’elle avait à l’esprit : avec un étranger, on est en danger. Moi aussi je craignais le pire il y a quelques minutes, quand je pensais qu’un étranger me suivait. Pour calmer ma mère, je lui criai :

 

— Ne crains rien, maman ! C’est mon ami, ouvre la porte, s’il te plaît !

 

Mais les mots de sa fille ne calmèrent pas l’esprit de la mère. Cela se reflétait dans la manière dont elle avait rouvert la porte.  La tête de Louis était comme une tête coupée posée sur l’épaule de la mère. À la lumière de la lampe électrique, sa fille et son ami étranger semblaient être les deux points centraux de sa peur.

 

— Qui est-il ? Pourquoi l’as-tu ramené à la maison ?  me demanda ma mère.

 

Elle avait dû oublier ce qu’elle avait vu à la Porte de la Villette. Croyant cela, je lui répondis :

 

— Il était mon camarade de classe à l’université. Je l’ai rencontré par hasard aujourd’hui et invité. Laissez-nous entrer, s’il vous plaît !

 

—  Non ! Ce n’est pas l’heure pour les invités. Si tu entres seule, oui, je peux le faire.

 

La voix de ma mère était très stricte. Je ne voulais pas montrer ma colère devant le jeune homme.

 

— Va-t’en ! Si c’est possible, je viens te voir demain, lui dis-je.

 

Mais il n’était plus là pour entendre ma phrase… Je fus soulagée en voyant qu’il entrait dans la ruelle et disparaissait aussitôt. Sans vouloir parler à ma mère, je suis passée devant elle et comme si elle n’attendait que cela :

— Depuis un certain temps, tu rentres tard le soir. Aujourd’hui c’est le dernier jour ! Si cela continue, je n’ouvrirai plus la porte, comprends-le ! me dit-elle brusquement.

 

– Je ne suis plus une enfant, je peux entrer et sortir comme je veux.

 

— Tu pourras appliquer ce règlement quand tu habiteras chez toi ! Jusque-là, tu devras obéir à mes ordres ! Bon, as-tu pris ton dîner ou non ?

 

En faisant des gestes de la main, Louis, qui se tenait derrière ma mère, me demanda de prendre l’escalier sans rien dire.

 

— Si je meurs de faim, le ciel ne me tombera pas sur la tête. Va dormir en paix ! dis-je en montant l’escalier en vitesse.

 

J’entrai dans ma chambre, allai au petit coin et en revins. Je me sentais fatiguée et je tombai sur mon lit. Le visage du jeune Africain apparut devant moi pendant quelques secondes. Je sortis la cartouche de cigarettes du tiroir de la table et en allumai une. Une longue bouffée libéra mon esprit et m’apaisa.

 

Un livret posé sur la table attira mon attention. C’était le livret sur Auroville, offert par la dame du métro. Je commençai à le feuilleter. Mes yeux se posèrent quelques minutes sur ladite charte d’Auroville et ses quatre articles. Elle me faisait l’effet d’une réclame pour un produit sur le marché. Chaque mot avait été bien choisi et remplissait sa fonction comme prévu. Le livret contenait aussi l’histoire d’Auroville, les informations pour la visiter, comment y loger ou devenir Aurevillienne, etc. Après avoir pris un peu de cocaïne, je lus la charte une énième fois…

 

 

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à ‘Elle’ qui m’apprend le Passé

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– 4 –

 

Un jour, je suis allée avec ma mère boulevard de la Villette, près de La Chapelle. Je me souviens encore aujourd’hui de ce que je vis ce jour-là : un bon nombre de tentes aux couleurs très variées, une centaine d’immigrés, hommes et femmes, de toutes races, de toutes ethnies. La plupart d’entre eux étaient des jeunes. Parmi ces personnes, je remarquai un jeune Africain qui rompait un pain rassis et le mangeait ; autour de lui, quelques pigeons tentaient d’en récupérer des miettes.

 

— C’est triste de le voir, ai-je murmuré, manifestant mon empathie vers lui.

 

— Désolée, ma chérie, pour ces gens-là, c’est déjà un festin ! répondit ma mère d’un ton sec de bourgeoise.

 

Au même moment, j’éprouvai l’envie de revoir ce jeune homme, tôt ou tard, pour deux raisons : premièrement, je n’aimais pas la manière de voir les choses de ma mère ; deuxièmement, son projet de quitter Louis et de vivre avec quelqu’un d’autre était inadmissible.

 

Le lendemain matin, quand je me suis présentée boulevard de la Villette, il était déjà neuf heures. Il y avait beaucoup de nouveaux visages. Je décidai de me renseigner sur lui, m’appuyant sur les visages que j’avais croisés la veille… Mais comment ? Avec quels éléments ? L’absence de renseignements précis suscitait en moi une grande confusion. Je pourrais toujours donner une taille appropriée et ajouter l’expression “jeune Africain”, mais c’était une simple information applicable à beaucoup d’autres gens ici. Je tentai de le chercher de mon mieux, lui attribuant une corpulence raisonnable par rapport à la base de données que je possédais.  Mais personne ne me manifesta sa faveur. Après une errance désespérée, un jeune s’approcha de moi, me disant qu’il serait disponible pour vingt euros et un repas du soir.

 

— Je ne suis pas venue pour cela, lui répondis-je.

 

Au même moment, un homme vint vers moi et me dit que le jeune allait partir pour un travail au noir, qu’il reviendrait le soir et il me promit de le retenir à son retour si je lui donnais quelques pièces.

Il tint parole et je pus voir le jeune Africain le soir même.

 

Les deux jours suivants, je les passai avec lui et avec d’autres immigrés.  Pendant la journée, me joignant à une association caritative, je distribuais des chaussures, des vêtements et de la nourriture collectés et le soir, je passais tout mon temps avec les femmes. Le troisième jour l’attitude du jeune Africain me poussa à agir autrement. En effet, je compris que dès qu’il trouverait une occasion, il tenterait d’effleurer mon corps ici et là de la main.  De façon claire et nette, je lui dis que je n’étais pas la femme qu’il croyait et, en entendant cela, son visage devint un masque grimaçant. Puis on se mit à discuter. Il m’avait fallu trois jours pour réaliser que ma pitié pour lui n’était rien d’autre que ma colère contre ma mère.

Partagée entre ma compassion pour son état — il avait quitté, comme on se déshabille, sa maison natale, sa patrie, sa famille, ses proches, ses camarades de classe, ceux qui avaient joué avec lui pendant les récréations ou nagé dans un fleuve ou une mer, il avait tout laissé derrière lui à la merci du temps, croyant à la bonne foi du passeur, pour voyager et arriver dans un nouveau pays — et ma colère contre sa conduite indécente de me demander de l’argent pour de la cocaïne et de la bière, c’est lui qui gagna. Je restai deux jours avec lui, pourtant ni lui, ni moi, nous ne voulions pas nous connaître mutuellement. Quoi qu’il en soit, j’allais devoir lui dire au revoir avant de partir… Mais malgré mon attente, il ne revint pas de son travail clandestin. Il était déjà 20 heures. Je savais comment ma mère m’accueillerait. Il était temps de partir, alors je commençai à marcher vers la station de métro.

 

– à suivre

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A ‘Elle’, qui m’apprend le Passé – Krishna NAGARATHINAM

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– 3 –

 

Mon premier séjour à Auroville remontait à huit mois. À ce moment-là, j’étais dans un état désespéré à cause des événements qui s’étaient déroulés autour de moi et j’en voulais à ma mère pour une raison précise.

 

Mes parents ont une pharmacie appelée la pharmacie de Liège dans le IXe arrondissement de Paris, et l’affaire jusqu’à présent tourne bien. Après six ans d’études, j’attendais le résultat de mon examen pour devenir pharmacienne moi aussi. Ma mère s’appelle Isabelle et Louis est mon beau-père. Il n’y a pas grand-chose à dire sur la famille de ma mère, mais Louis vient d’une famille riche. Il possède une grande maison du XIXe siècle léguée par ses parents aux Sables d’Olonne. Contrairement à Louis, ma mère est très attachée à un train de vie aisé et d’une manière ou d’une autre, cela résonne dans notre vie quotidienne. Étant sa fille, le choix de mon petit ami est limité : seul un garçon issu d’une famille respectable aura le droit de m’approcher.

 

C’était un dimanche. Nous étions tous à la maison. Au cours de la semaine, la seule occasion qui pouvait nous rassembler était le dîner. Le dimanche donc, en général, nous nous retrouvions autour de la table le matin, l’après-midi et le soir pour manger ensemble en discutant de tout ce que nous avions vécu pendant la semaine dans la rue, dans le métro, dans notre pharmacie ou ailleurs ou appris par les journaux, la télévision, etc. Il nous fallait au moins une heure avant de sortir de table. Parfois, nous invitions des amis le samedi soir et bavardions jusque tard dans la nuit autour d’un verre.

 

Quelques mots sur Louis : soit dit en passant, comme je vous l’ai déjà appris, Louis est mon père adoptif. Isabelle, ma mère, n’avait que dix-sept ans quand je suis née, alors j’ai grandi avec mes grands-parents. Lorsque ma mère a voulu poursuivre ses études de pharmacie, qu’elle avait interrompues quelques années plus tôt, elle a rencontré Louis, puis, plus tard, ils se sont mariés. Après avoir obtenu leurs diplômes, ils ont ouvert la pharmacie.

Jusqu’à mon sixième anniversaire, Louis a ignoré que sa nouvelle épouse avait un enfant de six ans. Un jour, mes grands-parents ont décidé de parler de moi à leur gendre. Le même jour, Louis m’a emmenée à la maison comme si j’étais sa propre fille. En outre, il a dit à ma mère qu’il ne souhaiterait pas avoir un deuxième enfant après moi. Au fond d’elle-même, ma mère avait toujours eu le sentiment que ses parents étaient responsables de tout ce qui était malvenu pour sa famille. Elle a donc décidé de ne plus aller les voir. Louis, en revanche, m’a régulièrement conduite chez mes grands-parents et il leur a souvent rendu visite pendant leur séjour à la maison de retraite. Depuis mon arrivée chez lui, il s’est montré un père exemplaire et moi, je le considère comme mon vrai père. Il est difficile de croire que les jours et le temps que j’ai passés avec Louis sont plus importants que ceux passés avec ma mère.

 

 

Il n’y eut pas de problème jusqu’à ce dimanche précis. Le matin, j’étais allée voir un ami de l’université et j’étais revenue vers midi. La table avait été préparée pour le déjeuner. Il y avait en général trois assiettes et les cuillères et fourchettes adéquates, mais ce midi-là, exceptionnellement, je ne vis que deux assiettes remplies de Poh, la spécialité vietnamienne de ma mère et du pain. L’absence de Louis m’avait intriguée, j’avais levé la tête et regardé le visage de ma mère.

 

—  Un déjeuner sans mon père à la table, ça me surprend ! De plus, voir une table sans bouteille de vin et sans assiette pour lui est inhabituel chez nous, tu peux m’expliquer ? lui ai-je demandé.

 

—  Rien ne nous arrivera si nous mangeons sans lui, ne t’inquiète pas, c’est moi qui lui ai demandé de nous laisser seules pour aborder un sujet.

 

Ma mère est un personnage typique. Il était certain qu’elle attendait d’évoquer un problème grave… Alors je restai silencieuse jusqu’à la fin de ses paroles.

 

—  Tu ne me demandes pas pourquoi ?

 

—  Pourquoi te le demanderai-je ? Jusqu’ici, tout ce que tu as fait n’a concerné que toi. Bien sûr, ni Louis ni moi ne pourrons être importants pour toi.

 

—  Tu ne crois pas que moi aussi, comme beaucoup d’autres, je pourrais avoir mes propres besoins ?

 

—  Je ne suis pas bien placée pour te faire une leçon de morale, et toi non plus, dans le rôle de l’élève qui écoute. Dans notre monde d’aujourd’hui, certains hommes nous surprennent, en tuant des innocents au nom de Dieu. Je ne vois aucune différence entre ces fous et toi. Mes questions ne te serviront à rien, je sais. Alors vas-y !

 

De la main, elle remit le petit morceau de pain à sa place initiale et elle me dit, me regardant quelques secondes dans les yeux.

 

—  Depuis quelques mois, je suis infidèle à Louis. J’ai donc décidé d’arrêter de vivre ainsi.

 

—  Et après ?

 

—  Et après ? J’ai décidé de vivre avec quelqu’un que j’aime, c’est tout. Que veux-tu que je te dise de plus ?

Tout en parlant elle poussa devant elle son assiette contenant les restes, laquelle roula sur la table, interrompit sa trajectoire sur le bord et tomba à terre, enlaidissant la scène. Ma mère, qui s’attendait à ce que j’acquiesce, reprit la parole :

 

—  Tu n’as vraiment pas compris mon intention ! Je vais vivre avec quelqu’un qui me comprend bien. Je n’ai rien à me reprocher à cet égard. De plus, ton Louis, il ne connaît que la consommation de vin et ignore totalement mon intérêt.

 

— Je sais que tu ne partages pas mon opinion, surtout s’il s’agit de Louis et de moi. En tout cas, je te le demande, l’homme dont tu parles n’est-il pas celui qui nous livre les marchandises ? Oui ? Louis m’en a déjà parlé.  Il m’avait dit que vous corrigeriez ce défaut alors que je ne le croyais pas.

—  Il n’avait pas honte de raconter toutes ces inepties ?!

 

—  S’il y a une honte dans cette histoire, elle n’est pas pour lui, mais pour toi.

 

—  J’ai besoin de ton avis sur ce sujet.

 

—  Je ne pense pas que mon avis t’intéressera. Si j’ai quelque chose à dire, je parlerai à Louis.

 

Ayant lancé cette réplique sans attendre la sienne en retour, je montai les escaliers jusqu’au premier étage. Après avoir changé de tenue, je sortis de la maison comme une folle, ignorant la voix qui m’appelait : “Mira ! Mira !”

 

Je ne me rappelle plus combien heures je passai ce soir-là pour arpenter les rues de Paris, mais lorsque je rentrai à la maison, il était presque minuit.  C’est Louis qui m’ouvrit la porte. La discussion du midi, avec ma mère, m’interdisait de me trouver nez à nez avec elle.  En grimpant les marches deux à deux, j’arrivai au premier étage et fermai la porte de ma chambre. Je pouvais entendre la respiration de Louis derrière la porte puis sa descente de l’escalier d’un pas cadencé. Je pleurai jusqu’à l’aube.

 

A Suivre …

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