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Un raccourci pour rejoindre notre rue consiste à prendre une ruelle à gauche de l’arrêt de bus. Je ne sais pas ce qui s’était passé avec nos lampadaires ce jour-là. La ruelle était plongée dans les ténèbres. J’hésitai un moment à poursuivre mon chemin, mais la présence d’un vieil homme qui marchait devant moi m’avait rassurée. Après quelques pas, le sentiment d’être suivie par quelqu’un me fit tourner la tête. Dans l’obscurité épaisse, ce que j’apercevais, c’était un homme grand, à la tête ronde. Était-ce lui, le jeune Africain ? Je me le demandais…Mais je n’en étais pas sûre. S’il s’agit du jeune homme en question, pourquoi était-il ici en ce moment ? Une odeur émanant de lui me vint au nez et me donna des frissons dans le dos.
La première fois, l’impact lancé par ma mère contre les étrangers avait commencé à me dévoiler son visage. Les images accumulées année après année en moi à travers ses actes et ses paroles au sujet des étrangers me donnèrent le frisson. Cette peur était renforcée par le faible éclairage des lampadaires. Je marchais aussi vite que possible. La seule pensée qu’au tournant, juste quelques minutes suffiraient pour arriver chez moi, dissipait un peu ma crainte. Je me tournai pour savoir s’il me suivait encore.
— Mademoiselle, attends !
Ça ne faisait aucun doute, il n’était autre que mon jeune homme de la porte de la Villette !
— Que veux-tu ? Pourquoi me suis-tu ? Si tu as quelque chose dans ta tête, débarrasse-t’en ! Je ne te connais pas, comprends-tu ?
— Comme tu veux… Mais j’ai besoin de ton aide, il me faut cent euros, s’il te plaît !
— Désolée ! Je n’ai rien sur moi. J’ai dépensé tout ce que j’avais, tu le sais, n’est-ce pas ?
— Je sais, mais actuellement tu es la seule personne qui peut m’aider.
Quand ses mots, légèrement humides effleurèrent mes oreilles, passant au ras de mes épaules, j’étais devant chez moi. Je me tournai vers lui, après avoir appuyé sur la sonnette une deuxième fois. Quoi de plus pitoyable que ses yeux qui me renvoyaient une expression ahurie ! Je pensai alors que ma mère allait ouvrir la porte d’une minute à l’autre et la porte s’ouvrit avec des bruits de ferraille. Elle se tenait là, la main droite posée sur la dernière et ses yeux fixaient un point imprécis entre mon ami africain et moi. Je me souviens, aujourd’hui encore, de la suspicion s’affichant sur son visage et de sa vive réaction… Comme pour nous frapper, ma mère referma la porte à la hâte et appela « Louis ! Louis ! » Je savais ce qu’elle avait à l’esprit : avec un étranger, on est en danger. Moi aussi je craignais le pire il y a quelques minutes, quand je pensais qu’un étranger me suivait. Pour calmer ma mère, je lui criai :
— Ne crains rien, maman ! C’est mon ami, ouvre la porte, s’il te plaît !
Mais les mots de sa fille ne calmèrent pas l’esprit de la mère. Cela se reflétait dans la manière dont elle avait rouvert la porte. La tête de Louis était comme une tête coupée posée sur l’épaule de la mère. À la lumière de la lampe électrique, sa fille et son ami étranger semblaient être les deux points centraux de sa peur.
— Qui est-il ? Pourquoi l’as-tu ramené à la maison ? me demanda ma mère.
Elle avait dû oublier ce qu’elle avait vu à la Porte de la Villette. Croyant cela, je lui répondis :
— Il était mon camarade de classe à l’université. Je l’ai rencontré par hasard aujourd’hui et invité. Laissez-nous entrer, s’il vous plaît !
— Non ! Ce n’est pas l’heure pour les invités. Si tu entres seule, oui, je peux le faire.
La voix de ma mère était très stricte. Je ne voulais pas montrer ma colère devant le jeune homme.
— Va-t’en ! Si c’est possible, je viens te voir demain, lui dis-je.
Mais il n’était plus là pour entendre ma phrase… Je fus soulagée en voyant qu’il entrait dans la ruelle et disparaissait aussitôt. Sans vouloir parler à ma mère, je suis passée devant elle et comme si elle n’attendait que cela :
— Depuis un certain temps, tu rentres tard le soir. Aujourd’hui c’est le dernier jour ! Si cela continue, je n’ouvrirai plus la porte, comprends-le ! me dit-elle brusquement.
– Je ne suis plus une enfant, je peux entrer et sortir comme je veux.
— Tu pourras appliquer ce règlement quand tu habiteras chez toi ! Jusque-là, tu devras obéir à mes ordres ! Bon, as-tu pris ton dîner ou non ?
En faisant des gestes de la main, Louis, qui se tenait derrière ma mère, me demanda de prendre l’escalier sans rien dire.
— Si je meurs de faim, le ciel ne me tombera pas sur la tête. Va dormir en paix ! dis-je en montant l’escalier en vitesse.
J’entrai dans ma chambre, allai au petit coin et en revins. Je me sentais fatiguée et je tombai sur mon lit. Le visage du jeune Africain apparut devant moi pendant quelques secondes. Je sortis la cartouche de cigarettes du tiroir de la table et en allumai une. Une longue bouffée libéra mon esprit et m’apaisa.
Un livret posé sur la table attira mon attention. C’était le livret sur Auroville, offert par la dame du métro. Je commençai à le feuilleter. Mes yeux se posèrent quelques minutes sur ladite charte d’Auroville et ses quatre articles. Elle me faisait l’effet d’une réclame pour un produit sur le marché. Chaque mot avait été bien choisi et remplissait sa fonction comme prévu. Le livret contenait aussi l’histoire d’Auroville, les informations pour la visiter, comment y loger ou devenir Aurevillienne, etc. Après avoir pris un peu de cocaïne, je lus la charte une énième fois…
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