Qui pourrait le supporter, si Aiswarya Rai pleurait ? Il est certain qu’en France, personne ne laisserait couler une larme, à part quelques fans de Bollywood et une centaine d’Indiens… Mais, en Inde, ce serait une situation impensable. Ce fut le cas quand Anne, l’édition européenne d’Aiswarya Rai, pleura devant moi.
On était au mois du mai, au beau milieu du printemps. Je marchais côte à côte avec elle, tenant sa taille avec la bénédiction du chaud soleil et d’une légère brise. Elle cherchait son souffle, incapable de surmonter sa vive douleur ; désirant partager sa souffrance, je pris son visage dans mes mains et embrassai son front… Elle m’écarta et s’essuya les yeux. Après une courte marche, nous entrâmes dans un restaurant-fastfood. Il nous fallut quelques minutes pour commander des sandwiches au comptoir, puis quelques secondes pour trouver une table et nous asseoir. Elle se mit à sangloter de nouveau, et moi, de mon côté, je réfléchissais à la manière de bien la réconforter.
Ironie du sort, notre première rencontre avait eu lieu également au printemps, saison où la France entière sourit après une longue absence du soleil et un hiver dur. Ce jour-là, j’étais allé à ma future entreprise pour commencer ma vie active. C’était une grande bâtisse entourée d’arbres et son allure dénotait une fierté. À droite comme à gauche, de chaque côté de l’entrée, entre les étendues de gazon, comme on le fait aujourd’hui, il y avait des anémones, des colchiques et d’autres fleurs dont j’ignorais les noms. Après avoir reçu cet accueil fleuri, j’ai poussé la porte et suis entré dans le hall d’accueil. Ce que je vis, non, plutôt ce que j’éprouvai, n’était rien d’autre qu’une sensation forte ! Elle, derrière son bureau, telle une fleur en chair et en os, parlait à mi-voix à quelqu’un au téléphone ; comme si elle avait senti ma présence, hochant la tête, elle envoya un grand « oui » dans ma direction.
Je ne pouvais voir que la partie supérieure de son corps et la percevais comme une toile soigneusement conçue par un artiste talentueux : vêtue d’un chemisier, d’une ample tunique brune avec des fleurs blanches, les cheveux longs bouclés, les yeux verts et portant au cou un pendentif avec une croix en argent… en vérité, son apparence était très attirante. Alors qu’elle tentait de saisir la croix de ses lèvres pulpeuses, l’échancrure de son chemisier s’ouvrit suffisamment pour me laisser bouche bée.
– Oui !
Ce fut son deuxième qui me ramena à la réalité.
– Pardon, Mademoiselle ! Je suis Nicolas Vinod, le nouveau responsable de la vente et j’aimerais voir le Directeur du marketing.
– Bonjour, Monsieur ! Le bureau de la direction se trouve au premier étage. À votre gauche en sortant de l’ascenseur…
Après un « Merci » de formalité, je pris congé d’elle.
Ce fut une brève rencontre : en effet, comme j’avais d’habitude d’entrer dans mon bureau par une autre entrée plus proche du parking, les occasions de passer par l’accueil et de la voir étaient rares. Dans de telles circonstances, le seul mot que nous avions échangé était un simple bonjour. Donc, je peux dire que, dans une certaine mesure, elle avait perdu de son importance pour moi.
Six mois s’étaient écoulés… Elle vint remplacer ma secrétaire qui avait pris son congé de maternité. Je ne m’attendais pas à cela ! Était-ce le destin ? Je ne le croyais pas, mais elle, si. Plus tard, lorsque nous en avions reparlé, elle m’avait dit que c’était le destin qui nous avait réunis.
Les fichiers étaient triés par date, lieu, et l’information saisie dans l’ordinateur ; chaque fois que j’en avais besoin, la seconde suivante, ils étaient sur mon bureau. En peu de temps, elle était devenue une partenaire indispensable à mon existence.
Notre première nuit ensemble se produisit après une fête de fin d’année. Cette soirée-là, de manière tout à fait inhabituelle, j’étais complètement saoul. Elle m’emmena donc à son appartement et nous y passâmes deux jours.
Ce qui ne cessait jamais de m’étonner chez elle, c’était nos discussions sur la grandeur de l’Inde, sur le sadhu Ramana Maha rishi, ou le philosophe Jiddu Krisnamurti et leurs plus hautes pensées ; c’était aussi chercher des épices dans des boutiques indiennes, etc.
Alors que notre relation s’était solidement établie, un dimanche matin, elle entra brusquement dans mon appartement et me dit qu’elle voulait rencontrer sa mère sans tarder, tout en passant sa main sur son ventre. Oui, elle était enceinte de quatre mois, preuve de notre intimité. Bien entendu, je ne comprenais pas pourquoi elle voulait soudainement voir sa mère et je lui répondis :
– Si tu as envie de voir sa mère, vas-y ! Je ne t’en empêcherai pas !
Je pensais alors que, comme beaucoup d’autres, sa mère devait vivre toute seule, éloignée de sa fille. En vérité, je n’en avais jamais parlé avec elle…
– Non, c’est impossible ! En tout cas, ce n’est pas pour demain. Cela va prendre du temps, il y a des démarches à faire, répondit-elle.
– Des démarches, de quoi parles-tu ?
– Oui, Nicolas ce n’est pas facile de la trouver.
– Je ne comprends pas.
– J’ai été abandonnée par ma mère biologique, à l’âge d’un mois, puis j’ai grandi dans une famille d’accueil. Alors, si je veux la voir, il faudra chercher mon dossier archivé à la DSD, c’est-à-dire à la Direction Générale solidarité départementale et en plus à la mission adoption de l’ASE, pour connaître les informations laissées ou non par ma mère. S’il y en a, je pourrai alors m’adresser au Conseil national d’accès aux origines personnelles et cet organisme peut par la suite essayer de la retrouver. Et même si les recherches aboutissent, il n’est pas certain qu’elle accepte de me rencontrer.
– Désolé, je ne savais pas qu’il y aurait autant de problèmes !
Je la serrai contre moi pour la calmer et lui dis :
– Chérie, ne t’inquiète pas pour ça, je suis là !
– En fait, c’est toi qui m’as donné l’envie de voir ma mère… Tu te souviens, un jour, au cours de l’une de nos discussions, tu disais qu’en Inde les femmes enceintes voulaient rester toujours auprès de leurs mères et suivre leurs conseils.
– Oui, c’est vrai. Je te l’ai dit. Pourquoi pas ? On essaie de trouver la tienne, ça marchera peut-être, qui sait ?
Après cet échange, nous passâmes un bon dimanche.
Le lundi, je partis à un autre bout de la ville pour traiter des dossiers de notre nouvelle filiale. Vers 16 heures, elle m’appela au téléphone, au bureau, la voix tremblante et en sanglotant, me demanda de la rejoindre à 19 heures à notre restaurant habituel qui était à quelques pas.
Nous étions assis face à face. Ses yeux remplis de larmes, brisaient mon cœur.
– Chérie, calme-toi ! Que s’est-il passé ? La démarche a-t-elle progressé ?
– Non, en rien ! Pas besoin d’aller plus loin ! Ma mère ne veut pas me reconnaître, c’est très clair dans le dossier de la DSD. Mais je ne veux pas lâcher, j’ai décidé d’aller jusqu’au bout. Si la justice lui permet de jouir de ses droits, pourquoi m’empêcherait-elle d’user des miens ? Je veux le savoir.
– Tu as raison, et je suis avec toi. Dans l’état actuel des choses, je ne te laisse pas seule. Après le dîner, tu viens avec moi, désormais, on vivra ensemble, c’est mieux pour nous deux.
Comme décidé, après un dîner léger, on prit un taxi pour rentrer. À notre arrivée, j’ai pris, comme tous les soirs, le courrier qui m’attendait, puis nous montâmes au troisième étage en choisissant les escaliers et en nous tenant par la taille et par la main.
J’attendis qu’elle se fût assise dans le fauteuil et lui dis :
– Chérie, écoute ! Toi, tu pleures pour ta mère qui ne veut pas entendre parler de toi, mais moi je reste sans voix devant une mère qui brûle d’envie de me rejoindre. C’est le troisième courrier que je viens de recevoir de sa part.
– C’est vrai ?
– Oui ! Elle est dans une maison de retraite de Chennai, en Inde. Je paie dix mille roupies par mois. C’est un endroit décent et elle ne s’est jamais plainte de sa situation jusqu’à présent. Cependant, depuis deux mois, dans chaque lettre, elle parle de sa volonté de me voir, et me demande de venir en Inde.
– Qu’est-ce qui t’en empêche ?
– Comment ? Je dépense presque la moitié de mon salaire pour le loyer et tu sais très bien ce qu’il me reste à faire. Dans ce contexte, je ne peux pas y songer… Il en va de même pour la faire venir en France ; d’ailleurs, ce ne serait pas facile pour elle de venir en France et vivre avec moi, en laissant derrière elle tous les membres de sa famille.
– Et puis ?
– Pour ma part, j’ai des défauts qu’elle ne peut pas supporter et cela peut gâcher la relation entre mère et fils.
– Nicolas, si tu ne dis rien, moi je pourrai dire quelque chose !
– Quoi ?
– On peut faire venir ta mère en France ?
– Je viens juste de t’expliquer mes problèmes !
– À mon avis, ce ne sont pas de vrais problèmes. J’ai besoin de ta mère pour remplacer la mienne. Ne me dis pas non, s’il te plaît !
– Chérie, ne prends pas une décision à la hâte ! Elle a passé toute sa vie en Inde et l’environnement d’ici n’assouvira pas sa soif de relations. Son attente est différente. En outre, ça m’étonnerait que vous puissiez vous rapprocher l’une de l’autre ! En tout cas pour moi, c’est une décision grave et avant de la prendre, il nous faudra suffisamment du temps pour réfléchir. Mais j’ai encore un dernier point à comprendre : elle ne parle pas un mot de français, et toi je ne pense pas que tu puisses apprendre la langue indienne plus facilement… Alors, vous deux, dans quelle langue vous parlerez-vous ?
– Dans le langage d’amour, que veux-tu de plus ?
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Avr24