

Chapitre — 1
Saigon(1)
« Le crime tend à se justifier et devient une raison chaque fois que nous extirpons notre individualité et que nous nous abandonnons complètement à une politique ou à une idéologie » : voilà les propos d’Albert Camus, une vérité absolue. Si les politiciens coloniaux avaient besoin d’une idéologie pour asservir le peuple de leur colonie, le peuple asservi avait également besoin d’une idéologie pour échapper à leurs griffes et se libérer. Dans cette guerre idéologique, de nombreuses vies ont été perdues des deux côtés. Lorsque les pages sanglantes de l’histoire ont été écrites sur notre terre, nous ne pouvions qu’en être les simples spectateurs.
Le nom de notre terre fraternelle où fut écrit le dernier chapitre de la première guerre d’Indochine : Diên Biên Phu. La terre où s’est terminée la guerre de neuf ans entre la France coloniale et le Viet-Minh colonisé. Les Européens qui ont régné pendant un siècle ont dû comprendre la sensibilité du peuple colonial. Ils auraient dû quitter l’Indochine sans bruit. Le conflit a éclaté à la suite du rejet par les Vietnamiens de l’idée du gouvernement colonial qui leur offrait la libération sous certaines conditions. Principaux contributeurs : Du côté français : Vincent Oriole et Harry Navarre ; du côté du Viet-Minh : Hô Chi Minh et Giap ; sous-personnages : Soldats des deux camps. Les pertes des deux côtés, surtout celles des Vietnamiens, sont élevées. Qui était le vainqueur ? Comme vous vous y attendiez, ce fut au profit de la justice.
La guerre est aussi un crime de meurtre. En général, les meurtres sont le point culminant d’une querelle. L’acte de mettre fin à une querelle de longue date entre deux êtres humains. Dans les meurtres individuels, les raisons de l’inimitié entre le tueur et la victime sont révélées au public immédiatement après l’incident. Il y a un procès, il y a un tribunal, et si le crime est confirmé, le coupable est puni. Jusqu’à présent, il n’y a eu aucune punition pour le grand nombre de meurtres que les deux gouvernements ont ouvertement mis en scène au nom de « l’intérêt du pays ». Même si cela arrive, ce n’est pas sur la base de la justice, mais sur celle des principes du gagnant et du perdant.
Les informations contenues dans le nom — s’ils se sont apparentés aux humains — seront rappelées par leur propre peuple connu de leur vivant et par leurs descendants (en fonction de ce qu’ils gagnent) après leur mort. Nous ne sommes pas des humains et nous ne sommes pas non plus des ânes ou des chevaux qui vivent et meurent. Nous sommes des villages, des villes ou des cités qui portent des humains et leurs demeures, arborent un nom aux frontières, aux terminaux de transport ou dans les documents officiels pour faciliter la vie des humains. Pourquoi Puducherry, pourquoi Saigon ? Honnêtement, ce n’est pas nous qui avons inventé. En détruisant notre forêt, en déracinant la végétation, les nomades qui ont envahi et pris possession de notre terre ont donné ce nom. Avez-vous déjà entendu parler d’un enfant qui a protesté ou d’un enfant qui a brandi un drapeau noir contre un nom non désiré qui lui a été donné lors de son baptême ? Nous aussi, comme les enfants, nous avons été habitués à accepter un nom en silence.
La nature s’est chargée de créer « Dien Bien Phu » aussi magnifiquement que moi. Une partie prospère de la vallée de Muong-Thanh. La capitale du territoire de Dien-Bien, au nord-est du Vietnam, aujourd’hui. Un territoire fertile arrosé par la rivière Nam Yang. Une vallée entourée de montagnes et de collines. Une zone forestière où chênes, centaurées, sapins et pins se côtoient et se densifient, rendant difficile l’entrée de la lumière du soleil, même en été. On y sent l’odeur des feuilles vertes, on entend en permanence les voix des oiseaux et des animaux. Des gouttes de pluie tombent sur les feuilles mortes, faisant un bruit comme si elles tombaient dans de l’huile bouillante. Une forêt qui permet aux êtres de vivre à leur manière : Errer à la recherche d’une proie pendant la journée, rentrer au nid à la tombée de la nuit, telle est la vie encadrée des oiseaux. Il faut voir, au printemps, certains d’entre eux se promener le long de la rivière en déployant leurs ailes et en se touchant le nez pointu, et entendre le monologue incongru des scarabées, le gazouillis des petits oiseaux lorsqu’ils sont nourris par leur mère. C’est en fait une demeure de la nature qui ne s’ennuie jamais de la vie humaine de son voisinage.
À l’époque, il y a des milliers d’années, un groupe d’hommes et de femmes venus se réfugier dans la région nous dit : « À force d’errer un peu partout avec nos familles et nos proches, nous finissons par trouver asile chez vous. Le jour, nous travaillons pour nous sauver de la faim, sans souci. Mais la nuit, pour nous protéger des bêtes et des espèces dangereuses, nous avons besoin d’un abri sûr ». Comme leur demande était compréhensible, ils eurent le droit d’utiliser nos terres : pour subsister, ils chassaient et pêchaient. Nous leur offrions des légumes, des fruits et du miel en abondance. Plutôt que de manger ce qu’ils trouvaient, ils décidèrent de manger ce qu’ils voulaient, donc ils défrichèrent nos terres, cultivèrent et vécurent une vie paisible. Une nouvelle communauté est arrivée. Ceux-ci dirent à la première : « Laissez-nous entrer et nous prendrons soin de vous ! » Le premier ouvrit sa porte et laissa entrer la seconde. Le temps passa, mais rien n’indiquait que le nouveau venu partirait. Au contraire, il commença à avoir l’usage privilégié de cette terre.
À qui la faute, et quel est le rôle de l’Indochine dans tout cela ? Moi, Saigon, je me pose la question. Même après tant d’années, nous avons encore des lacunes dans notre compréhension de la nature mortelle et douce des animaux humains. Les apparences suffisent pour comprendre les humains s’ils ressemblent aux animaux sur le plan morphologique et physique. Mais ce n’est pas le cas, car ils dissimulent leur méchanceté. Ils appliquent habilement leur connaissance en matière de violence, et de malfaisance. Vous n’ignorez pas que la terre possède également une riche variété de végétation et d’arbres grâce à la pluie et au soleil. Contrairement aux hommes, elles connaissent bien la dignité de la vie, alors elles vivent en paix. Et d’ailleurs, depuis quelque temps, l’odeur forte des munitions chasse l’odeur fraîche de la nature comme un loup chasse un sanglier. Si quelqu’un casse une brindille d’azalée plongée dans une nuée de papillons, le sang séché risque de tomber sur ses pieds comme des pellicules, témoignant de crimes antérieurs. En outre, en se mêlant aux feuilles séchées, des os ou des crânes faisaient trébucher les personnes qui se perdaient dans la forêt de Diên Biên Phu. Les ouvriers agricoles qui se baignent dans le fleuve Nam Yun après une rude journée dans les champs se plaignent de la forte odeur de sang dans l’eau. Encore aujourd’hui, il arrive qu’ils soient victimes des mines qu’eux-mêmes ont posées pour abattre leur ennemi.
Aujourd’hui encore, les habitants de Diên Biên Phu, hommes et femmes habillés l’áo dài et se promenant comme une dinde et coiffés d’un « non-la » ; et alors qu’ils étanchent leur soif en buvant du « Nước mía » dans les kiosques en bord de rue, ils parlent entre eux de leur guerre d’Indochine. Bien que fiers de dire « la guerre à laquelle nos grands-parents ont participé », « les combats auxquels mes parents s’étaient engagés », la douleur de la perte est leur crucifixion restera à jamais. À la maison, nous avions mené une vie paisible avec notre famille qui passait son quotidien en toute simplicité et volonté, et que nous ne connaissions, ni la cupidité, ni l’avarice des biens d’autrui. Pourquoi alors des gens sont-ils venus chez nous en qualité de visiteurs, ont-ils erré, avec la soif de sang ? Pourquoi nous ont-ils forcés à renoncer à la prière de l’amour et de la bonté innée et à prendre les armes ? Ils interrogent le Bouddha, ces Annamites qui flottent dans le courant du temps comme un être mort. Chaque fois qu’ils relisent les pages sanglantes de leur histoire, ils gémissent de douleur avec la sensation de porter des corps humains sur leur dos.
La guerre menée par les Vietnamiens contre la domination étrangère était, selon Hô Chi Minh, une guerre entre l’éléphant et le tigre. Pour lui, les envahisseurs étrangers étaient l’éléphant, et les Vietnamiens le tigre. La dernière bataille de Diên Biên Phu, comme beaucoup d’autres, fut une guerre entre autochtones et étrangers. Ceux-ci disaient au Viet-Minh : « Entrez dans la cage ! Vous aurez tout ce dont vous avez besoin », tandis que le Viet-Minh répondait : « Libérez-nous de la captivité, nous pourrons obtenir ce dont nous avons besoin ».
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