– Écrit par Ra. Guiridaran
traduit en français par Krishna Nagarathinam
(Une nouvelle inspirée des événements de la vie du grand musicien français Olivier Messiaen, alors qu’il était détenu dans une prison allemande en 1940.)
Emplacement : Stalag-8, Allemagne, numéro de prison : 26.1942 , nuit de janvier
Comme un tas de paquets, les gens étaient allongés dans cette longue pièce. Tandis que les lampes qui se balançaient au-dessus des rideaux gonflés par le vent tentaient de maintenir la lumière uniformément répartie. L’obscurité et la lumière alternaient sur les personnes, laissant le reste de la nuit se fondre dans l’obscurité. Dehors, il n’y avait rien d’autre que le vent glacial. Même cette ululation ne fonctionnait pas correctement non plus et frappait de temps à autre les fenêtres avec un bruit sec. Dans le silence de cette nuit, le cri de la neige était le seul compagnon pour dissiper le sentiment de peur des personnes présentes dans la pièce. Au coin gauche, les derniers morceaux de bois brûlaient dans la cheminée en rendant leur dernier souffle. En un rien de temps, les charbons s’éteindraient. Ensuite, comme par magie, tous les objets de la pièce vont s’immobiliser.
Une vieille femme, à demi avancée, s’est approchée de la cheminée. Je ne reconnais pas cette personne de ma position. Elle souffla sur un petit morceau de charbon de bois. Une couleur jaune-rouge effleura les lignes ridées de son visage, puis s’estompa. Ah, c’était Mariana, ou plutôt « la Chatte Mariana », pour nous. Le poil de chat sur le grain de beauté près de ses lèvres nous faisait l’appeler ainsi. À chaque souffle de cette vieille dame, le morceau de charbon s’en allait avec un gémissement.
Mariana ne semblait pas vouloir relâcher son effort.
« Prenez une pause, vieille dame. »
Un grognement vint du coin de la pièce. Là gisait une personne, recroquevillée et couverte de ses épais vêtements.
« Ce ne sont pas vos affaires. Taisez-vous ! Je n’ai pas la peau dure comme vous, vous comprenez ! »
Mais elle cria dans la direction de la voix, sans savoir qui c’était.
Alors qu’il voulait dire quelque chose, le hurlement soudain entendu avait fait taire tout le monde. Tous, sans exception, se sont enroulés et allongés plus modestement. Une personne essaya de plier ses jambes de manière à les amener au bord de sa couverture. Mais ces jambes, qui étaient à nouveau exposées à l’extérieur, se mirent à tressaillir.
Malheureusement, je n’ai aucune envie de voir tout ça pour m’amuser. Dans quelques heures, nous aurons un doux soleil. Mais le froid durera jusqu’à midi en janvier. Et ensuite, il neigera pour le jour suivant. Le travail quotidien de chacun dans cette prison est de dégager la neige accumulée sur la route pour mieux la desservir. Les plus chanceux d’entre nous seront laissés pour travailler à la cuisine et parfois dans le bureau du gardien. Mais même dans ce cas, il n’y a aucune garantie de confort pendant le travail.
J’ai entendu le crissement des flocons de neige par les bottes et j’ai tourné la tête, c’était le directeur Jacob, le chef de cette prison de zone de guerre.
« C’est quoi, tout ce bruit ? Que faites-vous sans dormir ? » – puis il a ajouté quelques mots en allemand et a déversé de l’eau dans la cheminée pour que le charbon brûlant s’éteigne, puis il est parti. Mais personne ne peut comprendre ce qu’il dit, car nous sommes tous français. Selon le directeur de la prison, un Allemand bien sûr, depuis hier, le nombre de prisonniers a dépassé les cent. Étant donné que le nombre de prisonniers a été augmenté, nous devons souffrir encore plus. On ne peut pas en vouloir aux officiers allemands pour tout cela. On dirait même qu’ils sont aussi les victimes de tout cela. Et d’ailleurs, eux aussi observent inconsciemment le mouvement du temps infini comme nous le faisions.
Cela fait trois ans que nous attendons patiemment, en comptant les jours. Dix jours plus tôt, lors d’une fête du Nouvel An (1941), certains officiers allemands ont répété follement : « Cette année sera sûrement celle de notre libération. Que cette nuit s’éternise, et à la fin, nous aurons gagné la liberté en gagnant cette guerre ! ». Cela s’est produit lors d’une pièce de théâtre qui se déroulait à l’extérieur et dont j’étais le spectateur depuis la fenêtre. Le jour suivant, le même officier me donna un coup de pied avec son pied botté dans un état d’agacement envers quelqu’un. Tout semble maintenant être un rêve pour moi, peut-être pour l’officier allemand aussi. Qui sait ?
Le hurlement du vent froid à l’extérieur s’était un peu calmé. J’ai lentement ouvert la porte et j’ai contemplé la scène. Un froid glacial s’infiltrait dans l’espace entre les pièces. De nombreuses personnes comme moi étaient assises sans dormir. Une jeune femme avec un bébé dans les bras marmonnait « de l’eau, de l’eau ». Une dame et un monsieur de son âge la consolaient en posant leurs mains sur ses épaules.
Soudain, le son de la clarinette se fait entendre par-dessus les hurlements de la neige. Tout le monde s’est arrêté et a regardé un instant avec colère la porte de la pièce voisine, comme s’ils voulaient la casser. « Arrêtez ça. On dirait que nos oreilles saignent », a crié le jeune homme. Suivi de ceci : « N’avez-vous aucune pitié ? Donnez-moi un verre d’eau si vous pouvez ! — a crié d’une voix tremblante, la vieille dame vers la porte.
Pourtant, je pensais que certains d’entre nous dormaient paisiblement, comme si rien ne leur était arrivé. Mais non, je faisais erreur ! Comment les gens peuvent-ils dormir dans de telles circonstances ? Il est possible qu’ils soient tous morts, sinon ils ont perdu toute sensibilité et tout sens. En fait, j’ai réalisé cela, le tout premier jour de mon arrivée dans cet enfer. Je me suis déplacé lentement et j’ai ouvert la porte de la pièce adjacente.
Dans le coin de la pièce se trouvaient quatre hommes d’âge moyen, chacun tenant un instrument de musique. Leurs têtes étaient penchées sur des papiers posés sur le sol. Même l’ouverture de la porte ne les a pas distraits.
“Ici, une femme meurt sans eau. Toute l’eau qu’elle contient s’est transformée en glaçons. Et vous vous amusez à jouer de la musique ! ”
Sur les quatre, trois se sont tournés vers nous. Celui qui était au milieu a tendu l’oreille vers moi et a demandé à ses amis : “Que dit cet homme ?”. L’homme qui a posé la question était le plus âgé du groupe, s’est avancé. “Je serai mort si je ne joue pas”, a-t-il dit avant de rejoindre son groupe. En entendant cela, je transpirais abondamment et voulant retourner dans mon coin, je suis rapidement passé devant la femme qui portait le bébé et me suis blotti contre la couverture. Alors que la sueur ne s’arrêtait pas sur mon visage, mes cuisses continuaient de trembler.
—
Le lendemain, j’ai vu monsieur Oliver, le grand homme du groupe, alors que nous attendions notre douche. En réalité, j’ai montré à l’homme mon dos, à cause de l’accrochage d’hier. Mais, la présence de ce monsieur derrière moi m’a obligé à me retourner. Il s’était approché de moi et m’avait touché avec des mains rouges, sentant le savon.
Allons-nous nous asseoir sur ce banc et parler ? » a-t-il dit.
« Je crois que vous êtes nouveau dans cette prison. Et c’est pour cela que vous avez les larmes aux yeux ? me demanda-t-il.
« Hier, vous avez dit précisément ce que disait mon père. Voilà, c’est pour cela que j’étais un peu excité hier » – j’ai dit calmement.
« Où est-il maintenant ? »
Je me suis tu, comme quelqu’un qui a oublié un instant qu’il pouvait parler.
« Je m’appelle Olivier Messiaen » — dit-il.
Mon pouls s’est arrêté lorsque j’ai entendu le nom de ce monsieur. Je n’aurais jamais pensé rencontrer un jour le grand musicien français. Je sais que ces derniers temps, le nom d’Olivier Messiaen reste incontournable, presque dans tous les grands concerts du monde. Aussi loin que l’on soit de la musique, on ne peut se passer du nom d’Olivier Messiaen. Soudain, je me suis mise à pleurer sans même m’en rendre compte.
« J’ai beaucoup entendu parler de vous. Ravi de vous rencontrer » — comme j’ai fini par le lui dire, je pensais être arrivé à parler correctement. Malheureusement, ce n’était pas le cas. Parfois, nous utilisons la fierté pour cacher notre complexe d’infériorité, et c’est ce que j’ai fait à ce moment-là.
« Pourquoi l’incident d’hier vous affecte-t-il autant ? D’ailleurs, j’ai entendu dire qu’une vingtaine de personnes sont allées à l’hôpital aujourd’hui. Et vous êtes ici pour prendre un bain comme si rien ne s’était passé pourquoi ? », m’a demandé M. Oliver, sur un ton moqueur qui a subitement provoqué ma colère.
Il continua : « je comprends ce que vous pensez, mon ami. Regarde, que se passerait-il, si la souffrance et la douleur étaient surmontées. Les gens comme vous, qui éprouvent toute la douleur, pensent à la prochaine étape de cette situation, tandis que d’autres, prenant la lassitude comme une nature, regardent le mouvement de chaque moment », m’a-t-il dit d’un ton amical.
En fait, étant condamné à vivre dans une prison comme celle-ci, est-il possible d’y penser, comme il vient de le dire ? Même si je me sentais poignardé en pleine poitrine par ses paroles, il me permit de lancer une contre-attaque, que je saisis en répondant :
« Monsieur Olivier, j’ai une question à vous poser. Est-ce que vous croyez vraiment que vous pouvez sauver des gens qui attendent la mort en leur jouant de la musique ? Pensez-vous qu’ils sont en état de l’entendre ? Ou peut-être faites-vous partie de certaines catégories de personnes qui n’ont pas conscience de ce qui se passe autour d’elles ».
Si je ne faisais que répondre à ses paroles, je ne sais pas. Mais ce sont les raisons pour lesquelles j’ai agi contre le groupe lorsqu’il jouait de ses instruments hier. La pensée de monsieur Olivier était ailleurs.
Quelques secondes plus tard : « Ce soir, c’est le concert et j’espère que le temps sera meilleur » — grommela M. Olivier.
Je ne suis pas sûr de ce qui m’est arrivé. Tenant la main de M. Olivier dans mes bras, je l’ai emmené au dispensaire de la prison. Dans le couloir du dispensaire, il y avait une foule de gens habillés en lambeaux, amputés de membres, avec la peau sèche sur le dos, allongés sur le ventre, ainsi que des enfants sous-alimentés qui ne pouvaient même pas pleurer, qui nous regardaient tous avec dédain.
« Monsieur Olivier, comment voyez-vous ces malheureux ? Savez-vous ce qui résonne ici en permanence ? Ce sont des bruits de faim, de douleur et d’enfer, rien de plus. En plus, il est affreux de vivre sans savoir pourquoi, ici, nous avons de pareilles personnes. En réalité, ce pénitencier est un enfer, l’enfer de la terre. À chaque fois que notre Archange tendait la main vers le ciel, je pensais qu’il portait nos doléances au Seigneur. Je comprends maintenant que c’était pour nous faire savoir qu’il ne pouvait plus s’occuper de nous. Une telle extravagance est-elle nécessaire dans une telle situation ? Et pensez-vous que la musique puisse sauver ces malheureux ? Nous non plus, n’avons pas l’énergie pour applaudir. Si vous désirez rendre l’utile à l’agréable, priez pour nous avec votre musique. Et aussi, non en vue d’une liberté parfaite, c’est plutôt pour ces enfants qui pleurent pour une nuit paisible. »
Après avoir parlé d’une manière expéditive et effrénée, je me suis évanoui d’épuisement et tombé.
* * *
L’ensemble du terrain de la prison était recouvert de neige. Cinq cents prisonniers et fonctionnaires de la prison se sont rassemblés dans le froid glacial. Autour de quatre musiciens, les prisonniers se sont assis les uns contre les autres comme des sardines avec leurs tenues en lambeaux. Ils étaient nombreux à être venus pour cette intimité qui les réchauffait un peu. Je me suis assis au premier rang. M.Oliver Messiaen a commencé à jouer de son piano avec une hâte inattendue sans même faire les salutations formelles. Étonnamment, les trois autres ont préparé leur violoncelle, leur clarinette et leur violon.
L’effet de la musique était de nous donner une sorte de confusion, tellement que les prisonniers échangeaient de temps en temps un regard un peu étouffé. Que s’est-il passé ? Je n’y comprenais rien non plus. Les rythmes roulaient comme une charrette sur un chemin caillouteux, sans tenir compte du temps. Le son de cet instrument au milieu me faisait ressentir quelque chose, comme un oiseau coincé dans une roue, il sonnait très fort avec du bruit. Le violoncelle est entré brusquement, se glissant lentement comme le temps dans notre prison. Dans la direction opposée, le violon a bruissé comme une feuille prise dans une congère. Les mélodies des instruments ne semblaient pas correspondre les unes aux autres. Bien qu’il y ait eu une certaine grogne chez les spectateurs, ils se sont assis patiemment par respect pour les musiciens.
Il faut dire que dans les passages suivants, le jeu de la clarinette a transpercé l’âme. Les souvenirs de la musique ont illuminé les visages des personnes qui s’étaient rassemblées, couvertes d’obscurité. Et c’est comme si un oiseau abattu se mettait à bouger. La neige a cessé de tomber. Les lumières devant les musiciens se reflétaient sur les visages de ceux qui se trouvaient dans les deux premiers rangs. Après eux, tout était noir. De nouveau, la mélodie du piano et du violoncelle sonnait triste avec un rythme accéléré et épuisant. Des chuchotements peuvent être entendus ici et là.
Une envie de tout jouer se lisait sur le visage de monsieur Olivier Messiaen. J’étais nerveux. Une sorte de culpabilité pesait sur mon esprit en pensant à ce qui s’était passé ce matin-là. Je ne comprends pas pourquoi je me suis comporté de la sorte. Le concert touchait à sa fin. J’avais le sentiment que toutes les confusions qui m’étaient restées, jusqu’à présent, seraient terminées. Tous les instruments ont alors commencé à jouer ensemble. Les nuages sombres ont commencé à se dissiper lorsque les quatre instruments se sont mis à jouer ensemble, à la recherche de leur origine. Les spectateurs, sans distinction, ont essayé de se redresser. J’ai remarqué une éclaircie sur le visage des gardiens de prison qui étaient assis près de moi.
Le Temps et les Heures semblaient s’étirer à l’infini. C’était comme si une force invisible se repoussait en moi. J’avais même l’impression d’être gelé, immobile. Le temps apparemment sans fin semblait se terminer soudainement. La musique s’est dissoute dans l’air tandis que la tension diminuait et se relâchait lentement.
Après avoir fermé son piano, monsieur Messiaen s’est mis à parler depuis sa chaise.
« Chers amis ! Merci de nous avoir écoutés avec patience. Je ne vais pas parler de ce que nous n’avons pas exprimé à travers nos instruments. Je n’en ai pas envie. Je vais donc conclure brièvement. Ce sont des moments malheureux. Épuisement et désespoir sont les deux mots que nous avons sur les lèvres. Et rien que la neige et ses hurlements nous accompagnent. À l’instar de certaines personnes, moi aussi je me suis demandé s’il était nécessaire de diriger un concert dans une telle situation. Mais je n’ai pas trouvé de réponse à cette question. Nous, les quatre, sommes comme vous, des gens ordinaires, et ne pouvons pas faire de miracles. La période où l’on croyait que l’expérience de la musique ne pouvait être ressentie que dans un état de bonheur n’a plus de sens aujourd’hui. Il faut désormais se demander avec quel espoir nous pouvons vivre. Le concert que vous venez d’entendre est le langage que j’écris depuis huit mois avec le désir de communiquer avec vous. »
Il resserra l’écharpe autour de son cou pour se protéger du froid. Et il poursuivit son discours, en lançant un regard à ses amis musiciens assis derrière lui.
« Quand on s’entraînait, je ne savais pas comment répondre verbalement à des personnes en colère, c’est ce qui s’est passé hier, avec vous. J’ai tout donné pour composer ce morceau de musique, pour qu’il fasse fondre notre âme. Je ne sais pas à quoi ressemblerait cette musique si l’humanité n’existait pas. Vous savez pourquoi je me suis dépêché de terminer cet extrait musical, parce que dorénavant la survie du Temps est devenue un enjeu majeur. Le nom de cette pièce que nous venons de jouer devant vous est “Quatuor pour la fin du temps”. Le raccourcir à quatre seulement n’est que par commodité. De fait, c’est une œuvre musicale composée d’innombrables gouttes recueillies auprès de chaque être sur la planète. Hier, lorsque nous avons terminé la répétition, j’ai compris quelle était la véritable passerelle qui nous relie, grâce à ce monsieur, assis au premier rang dans le calme, pour connaître le dénouement du morceau. »
« Nous ignorons l’annonce de l’ange de l’Apocalypse, la phrase biblique disant » Il n’y aura plus de temps » déclarée dans le ciel. Je peux dire cela avec courage, car c’est le Temps qui m’a donné la bonne réponse à la question embarrassante qui planait sur ma tête depuis mon premier jour dans cette prison. La réponse à cette question n’est autre que la composition que vous venez d’entendre. Je ne sais pas si cette musique mérite d’entrer dans l’histoire. Cependant, nous pouvons dire avec certitude à tout moment que cette œuvre est le cri d’une âme en état d’émotion. La musique ne lie pas seulement nous, mais aussi l’univers, la terre et toutes nos âmes. C’est pourquoi nous sommes ici. Le pouls du temps est la musique, c’est la bonne réponse à la question du Temps. C’est ce qui nous rend parfaits et entiers. Pour cela, j’exprime ma gratitude. »
Il y eut une salve d’applaudissements, étouffant le son de la neige hurlante.
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