(Courrier International.com (Courrier expat) le 17 octobre 2022- Écrit par Sophie Collet,Catégorie : Actualité du C.I.D.I.F Publication : 18 octobre 2022)
Si l’Inde rime pour vous avec une forme de retour à l’essentiel, d’éveil spirituel détaché de possessions matérielles, je crois que vous allez devoir réviser votre jugement.

Dans l’imaginaire français – et occidental –, les Indiens sont vus comme des êtres empreints de spiritualité, indifférents aux considérations terrestres. Revêtus d’étoffes chatoyantes qui tranchent avec l’air poussiéreux de la rue, ils partagent toujours le peu qu’ils détiennent et vous offrent du thé aux épices dans une ambiance de retour à l’essentiel pleine d’authenticité et fleurant bon l’encens.
Des hippies au matérialisme
Avouez, je n’ai pas complètement tort. Si ? Le rayonnement mondial du Mahatma Gandhi et son éloge de la sobriété bien avant l’heure ont sans doute joué un rôle clé dans cette perception idéalisée de l’Inde à l’étranger. Plus tard, la vague baba cool des années 1970, les routes de l’opium dans l’Himalaya, les communautés hippies de Goa, sans oublier Rishikesh, où les Beatles avaient rejoint leur gourou de méditation transcendantale, ont renforcé le cliché. Et maintenant, la mode du yoga le consolide sans doute à son tour.
Je vais donc peut-être vous décevoir avec cet article. Car si la générosité envers les membres de la famille ou les invités ne relève pas que de la légende et si les religions font bel et bien partie du quotidien, en revanche la quête de la réussite financière, et au-delà, le matérialisme, me semblent bien plus prégnants en Inde qu’en Europe. En tout cas indéniablement dans les grandes villes.
Taux d’intérêt et fonds de placement
Et avant d’en gagner, les Indiens adorent parler d’argent. Combien coûtent les oignons, les mangues, l’or, le mètre carré à Bombay ? Des heures de conversation en perspective. Et il n’est pas nécessaire d’avoir des amis banquiers pour s’entretenir des taux d’intérêt, s’échanger des conseils sur les fonds communs de placement ou sur les entreprises cotées en Bourses. Des étudiants aux femmes au foyer, tout le monde à son avis sur la question. Personnellement, si ma culture financière est encore au ras des pâquerettes, je n’ai aucune excuse. Il faut croire que mon cerveau reste tout bonnement imperméable au stock market.
De plus, en Inde, on questionne encore très peu l’impact de l’activité économique ou de la consommation sur la société et sur la planète. Alors qu’en France les gens de mon entourage cherchent du sens dans leur vie professionnelle, les Indiens que je côtoie veulent pour la plupart, tout simplement… gagner de l’argent. Que leur travail empiète sur leur vie personnelle, que leur activité repose sur une main-d’œuvre sous-payée ou que leurs achats encouragent des industries polluantes reste pour eux tout à fait secondaire, voire dénié.
Au diable la discrétion !
Vous vous dites sans doute : mais quelle bande de goujats ! C’est là que je culpabilise un chouïa. Dans mon désir de vous décrire une culture, et donc un point de vue collectif, je généralise nécessairement un peu. Vous trouverez bien sûr des ONG qui luttent contre la pauvreté ou la préservation de la nature, des groupes industriels comme Tata, Birla ou Wipro dotés de grandes fondations qui œuvrent pour le bien commun et plein de femmes et d’hommes au grand cœur.
Ces précautions étant prises, lorsque la réussite est au rendez-vous, au diable la discrétion ! Il faut fièrement afficher son succès. Pour les plus privilégiés, par ici les montres coûteuses, parfums chers, voitures de luxe, vols en classes affaires et autres bagues en diamant. Et quel que soit le milieu social, les réceptions de mariage devront être les plus fastueuses possibles. La mariée croulera sous ses bijoux en or et le buffet sera plus qu’abondamment garni, parfois au prix d’un endettement sur des années.
Des Indiens fiers de leurs milliardaires
Tous ces signes ostentatoires de richesse n’ont qu’un seul but : s’attirer le respect de sa communauté, voire de la société tout entière. Ce qui m’a toujours paru extrêmement surprenant en Inde, c’est à quel point les riches suscitent la déférence. Ils ne sont pas cibles de violence ou d’animosité et ne déclenchent même pas de moqueries, alors que les inégalités économiques restent énormes. Les Indiens sont fiers de leurs milliardaires, comme Gautam Adani, qui est devenu cette année la 4e fortune mondiale au classement Forbes, ou Mukesh Ambani (voir photo) qui occupe la 8e place.
Cet état d’esprit est-il dû à l’irruption du capitalisme dans l’économie indienne ? Je ne serais pas capable de vous livrer une comparaison pré- et post-libéralisation de 1991. Je n’ai pas connu l’Inde socialiste et j’imagine que la manière de dépenser et de montrer y était très différente. Cependant, je suis tout de même convaincue que le rapport à l’argent, lui, répondait aux mêmes mécanismes qu’aujourd’hui, car ces mécanismes sont ancrés dans la culture, la philosophie et la religion, bien antérieurement au socialisme ou au capitalisme.
Spiritualité et volonté d’enrichissement
En réalité, il n’existe en effet en Inde aucune contradiction entre spiritualité et volonté d’enrichissement. Dans son ouvrage, Un voyage dans les philosophies du monde (éditions Albin Michel), Roger-Pol Droit détaille les quatre buts de l’humanité dans la philosophie indienne, dont est empreint l’hindouisme : le Kama, le plaisir, l’Artha, la puissance-prospérité, le Dharma, que l’on pourrait traduire par le devoir ou le respect de l’ordre du monde, et enfin le Moksha, la libération du cycle de la vie, le but ultime.
Mais le Moksha, ou l’accès au Nirvana, n’est réservé qu’à quelques-uns, les renonçants, les saddhus. Au contraire, vouloir gagner de l’argent, c’est honorer l’Artha, et c’est pour tout le monde. “Prospérer, et même faire fortune, est légitime, tout comme étendre son influence et garantir son emprise”, écrit Roger-Pol Droit. D’ailleurs, pendant la fête de Diwali, la fête des lumières, qui a lieu à l’automne, on souhaite “Love, light and prosperity” à ses proches.
Gandhi sur les billets de banque
L’Inde de Gandhi s’est-elle dissoute dans les centres commerciaux ? Je ne sais pas, mais j’aime poser des questions auxquelles je n’ai pas de réponse (j’ai le droit, c’est mon blog !). Toutefois encore aujourd’hui, c’est l’effigie du Mahatma qui reste imprimée sur les billets de banque. Encore une preuve de comment la pensée indienne réussit toujours à rassembler tout et son contraire.