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La solitude de M. Daniel Ramasamy

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La solitude de M. Daniel Ramasamy

                                                      – Krishna NAGARATHINAM

— Cela ne t’ennuie-t-il pas de vivre en ermite, sans chercher à voir nos enfants ou à fréquenter autrui ?

Non. Pas de réaction de la part de celle qui est assise à l’autre bout de la table. Plus étonnant encore, sa question n’a même pas provoqué un grognement de sa part. Elle s’est levée. Dosa, la galette de riz dans l’assiette s’est émiettée en plusieurs bouts. On se demande si la femme a écouté ce qu’il lui a demandé. Sans regarder l’assiette ni chercher à savoir si son mari a mangé ou non, elle débarrasse la table comme un humanoïde programmé et retourne à la cuisine. Il lui faudra au moins une demi-heure pour en sortir après avoir fait la vaisselle à sa guise. Comme si elle l’attendait, à ce moment précis, une quinte de toux éclate en force, chez ‘Monsieur Daniel’. De son côté, les lumières se sont éteintes comme si elles attendaient qu’elle parte – il est cerné par le monde sans lumière – l’obscurité se déploie partout -l’espace sans vie – et ce qui se tend pour le saisir. Soudain il a la sensation d’être renversé et se voit tomber à la renverse dans l’abîme, au fond, où il ne trouve que boue, que puanteur.

— Papa ?

— Quand es-tu entré ?

— Quelle question, papa ? Je ne suis allé nulle part. J’étais dans ma chambre.

— Ne me raconte pas de bobards.

— Viens voir si tu veux. Même les livres que j’ai lus sont encore là.

Pensant suivre son fils, il se dirige vers la chambre d’en face, pousse la porte et entre. Une bibliothèque achetée dans un magasin spécialisé, les livres qui y étaient rangés, le lit, la table, la chaise, l’ordinateur qui grondait sans cesse, un banc de sport, tout est parti, la chambre est vide.

Lakshmi, viens voir la chambre de ton fils ! Où sont passés tous les meubles de cette pièce ?

Aurait-il pu l’appeler un peu plus doucement ? En effet, il ne parlait jamais d’une voix forte ou tonitruante dans cette maison où vivaient tous ensemble : lui, sa femme et ses enfants. En général, les questions posées à voix basse recevaient des réponses, et les ordres donnés étaient exécutés. Pourtant, depuis quelque temps, ce n’est plus le cas. Le bonheur va-t-il s’estomper à mesure que les attentes diminuent ? Et la voix va-t-elle dévoiler son vrai visage pour nous entraîner dans un conflit perpétuel ? En se posant de telles questions, il sort de la chambre de son fils, et tout à coup, il sent une main puissante s’emparer de son cou, ses efforts pour s’en débarrasser se soldent par un échec, les mains se multiplient, toutes commencent à l’étouffer.

Juste devant lui, une silhouette sans visage.

– « Qui es-tu », demande-t-il.

— Solitaire, mais je ne suis pas venu seul, c’est avec mes amis que je suis venu. Tous ceux qui ont travaillé pour toi pendant des années et qui sont aujourd’hui éveillés : malice, tromperie, jalousie.

Il crie à sa femme : « Laxmi, viens ici ! » et reprend : « Aie pitié de moi ! il se passe quelque chose ici. N’as-tu pas encore fini de laver ces deux assiettes ?

Il emploie sa force autant qu’il le peut pour libérer les mains étranges de son cou. Il s’avance ensuite lentement, à pas mesurés, et s’assied sur sa chaise préférée, qui se trouve toujours devant la table. Resté immobile, il halète — il ne peut plus respirer. Sa femme pour sa part ne finit pas de laver les deux assiettes dans la cuisine, il entend encore la cacophonie. Si elle peut aller chercher de la Ventoline, cela aidera peut-être à calmer cette toux qui ne veut pas lâcher. Pour affronter ou juguler cette méchanceté, M. Daniel n’a ni le courage ni la force. En effet, la crainte que la toux n’expulse les intestins avec du sang grandit de jour en jour. Et il arrive parfois que l’inséparable salive sur sa langue se disperse. La toux gémissante frappe les murs et lui revient comme un boomerang. Quand il parle, sa voix n’est pas aussi tonique. Il presse sa narine quatre ou cinq fois, joint son pouce et son index, essuie le mucus liquide qui a visiblement coulé du bout de son pouce sur le bord arrière de la chaise.

Voilà ce qui s’est passé l’année dernière. Leur fille unique, qui ressemblait trait pour trait à sa mère, est allée comme tous les jours à la fac et n’est pas rentrée à l’heure le soir. Pour la joindre par téléphone, le père essaya, mais sans succès. Il appela donc son fils pour y parvenir. Son fils rejeta d’emblée la demande de son père, disant qu’elle n’était plus une gamine à craindre. Et sa femme, ce soir-là aussi, faisait la vaisselle comme si de rien n’était. Finalement, vers 23 heures, tard dans la nuit, ils reçurent un appel téléphonique.

— Papa ?

— Oui ?

— Tu connais Michel, mon ami, n’est-ce pas ? Je l’ai même amené chez nous une fois. ‘

— Dis-moi ! Je ne m’en souviens pas.

— J’ai donc décidé de rester avec lui. Dis-le à maman. Je serai à la maison dimanche si je peux. Elle a raccroché le téléphone.

Il se sentait comme si on lui avait soudainement coupé une branche, bien feuillue. Il se souvient être resté longtemps assis dans sa chaise préférée ce soir-là. On peut dire que sa toux infernale a dû commencer ce jour-là. 

Puis vint le tour de son fils.  ‘J’ai trouvé du boulot à Mulhouse’, disait-il le mois dernier, mais le père ne se rappelle plus le jour. 

– C’est bien. Mulhouse n’est pas loin d’ici. Si tu pars à 7 heures, ça te suffit amplement pour être à l’heure au travail - dit-il à son fils.   

— Quoi… 250 km par jour ? Je ne peux pas faire ça. Je préfère rester sur place et faire ça plutôt que de faire 250 km aller-retour tous les jours. Si j’ai le temps, je vous verrai le week-end.

— Pourquoi ? Est-ce que tu as aussi trouvé une petite amie, dis-moi franchement.

Le jour même, il est parti, coupant toutes ses relations avec son foyer et les siens. Et sa mère, pour peu qu’elle l’ait voulu, aurait pu changer la décision de son fils. Elle n’a rien fait et est restée muette comme à son habitude. Pour compenser le manque après le départ de sa fille, sa femme a apporté un chien, mais pour son fils elle a apporté un chat, en vérité pour augmenter la fréquence de la toux de son mari. Peut-être savait-elle tout, qui sait ? Elle assiste à tous les spectacles de la maison, non pas en tant que protagoniste, mais plutôt en qualité de simple spectatrice, de complice silencieuse.

On ignore combien de temps s’est écoulé depuis qu’il s’est assis ou assoupi sur la chaise. Lorsque la sonnerie du téléphone est venue le réveiller, le jour s’est déjà levé. En fait, il vient de loin, de l’Inde, plus précisément de l’Inde française du XXe siècle. Il parle donc le français, ainsi que la langue de sa région natale. Cette connaissance de deux langues lui donne l’opportunité d’être interprète de temps en temps dans l’administration où le service est requis. C’est ainsi qu’il a été appelé par la police des frontières il y a quelques minutes :

— Monsieur Daniel ! Bonjour. Je suis Jaques Trinidad, garde-frontière, on a besoin de vous pour une mission d’interprétation, vous pouvez venir ?

— Quand ?

— Aujourd’hui, dès que possible ?

— D’accord.

—-

La toux semble s’être un peu calmée. Cette nuit, il a mal dormi et s’est senti fatigué. Cela dure depuis quelques années. Avec la télécommande, il en a eu assez de changer les chaînes de télévision les unes après les autres par TF1, Antenne2, FR3, RTL9. Il choisit alors la chaîne tamoule, mais malheureusement, là aussi, ceux qui lisent les informations semblent de plus en plus désireux d’utiliser le mot « sensation ». En colère, il retourne sur RTL. C’est l’émission « ça peut vous arriver ». Un homme du même âge que M. Daniel raconte en toussant par intermittence comment un dépanneur venu réparer leur machine à laver a fini par escroquer une énorme somme d’argent.

Monsieur Daniel Ramasamy ne se souvient pas à quel âge la toux a commencé. Mais la quinte de toux n’a commencé que récemment. Cela vient toujours à l’improviste. Pendant ces quelques minutes, il a l’impression d’être possédé par un démon, et en plus il s’en lasse. La semaine dernière, un jour, la toux a semblé s’apaiser après un verre de whisky. Depuis, chaque fois que la toux arrive, il s’abrite derrière cette ambroisie. Ainsi, ayant senti que la toux frappe à la porte, il ouvre le mini bar du salon, prend une bouteille de whisky et un verre, s’assied sur sa chaise habituelle de la table à manger. Juste à ce moment-là, un « hmm » vient de derrière lui. Il tourne la tête, il s’agit de sa femme, de qui d’autre ?

Cela fait déjà trente ans que le couple s’est marié, comme le veut la tradition hindoue. Dans les premières années de leur vie conjugale, elle appréciait tout ce qu’il aimait : la nourriture indienne du Sud et du Nord, épicée et pimentée comme lui : riz, colombo, curry, chapati, Naan, Laddu, Halwa, chai Masala et ainsi de suite. Elle voulait aussi regarder les films des acteurs et actrices indiens qu’il aime. Mais quand elle a constaté que la toux prenait M. Daniel Ramasamy dans sa main, elle n’a pas pu supporter cela, elle a commencé à détester tous ses favoris, y compris sa chaise préférée. Elle a alors élaboré de nombreuses tactiques pour exprimer sa colère envers lui, l’une d’entre elles étant de s’éclaircir la gorge.

Comme la prochaine étape consiste à mettre en œuvre, en essuyant plusieurs fois le visage, elle s’est rendue aux toilettes et s’est mise à uriner, en émettant délibérément un bruissement gênant. Si c’était l’autre fois, il l’aurait peut-être grondée, mais aujourd’hui il n’a ni le courage ni la force d’exercer son pouvoir sur elle. Pour échapper à cette épreuve indésirable, il se réfugie dans le reste du whisky. Il a encore changé de chaîne de télévision. La série « Nestor Burma » est diffusée sur « Antenne2′. Guy Marchand, qui joue le rôle de “Nestor Burma”, a presque le même âge que lui. Néanmoins, il est très sensible aux femmes. Même s’il garde ses distances, les femmes l’aiment et le courtisent. Leurs deux lèvres — comme si elles avaient été entraînées plusieurs fois — sont pressées l’une contre l’autre et contre ses lèvres. Après quelques secondes, ils se séparent. Ensuite, comme d’habitude,  “Guy” pose son chapeau sur une table à côté de lui, et la femme l’embrasse en déboutonnant sa veste. Une femme soupçonnée par la police d’avoir assassiné son mari, l’associé d’une société d’import-export, sollicite les services de “Nestor” pour l’innocenter, voilà l’histoire. M. Daniel n’a pas besoin de regarder le reste. Il est certain que l’épouse a tué son mari. Du fait de l’attitude de sa propre femme qui le conduit, depuis quelques mois, à avoir de telles convictions.

Comme il s’y attendait, elle est sortie de la salle de bains et l’a regardé, ce qui signifie : “Tu es toujours assis sur la chaise ?”. Il en est conscient. Mais dans son esprit résonne l’appel téléphonique reçu plus tôt, selon lequel il doit être au poste de la Police Aux Frontières à onze heures et demie, ce qui signifie qu’il doit être à l’arrêt de bus dans la prochaine demi-heure. La dernière fois, un gros agent, tout en lui pinçant une ampoule rouge au coude, lui a demandé de respecter l’heure. Il s’est donc levé, est allé aux toilettes et a allumé la lumière. La peur de la lumière a fait grimper deux cafards au plafond, dont l’un pouvait à peine être déplacé. Devant le miroir, ses yeux étaient rouges et gonflés. Il n’y avait que de l’air dans le dentifrice. Heureusement, ses deuxième et troisième essais lui ont permis de se brosser les dents.   Avec l’eau dans ses paumes, il s’est lavé le visage. Après avoir pris un copieux petit-déjeuner, s’être habillé de tout ce qu’il fallait, il a quitté la maison. Le ciel est couvert. Il ne pleut pas vraiment, mais c’est menaçant. Un volatile s’est envolé tout seul. La route goudronnée, trempée par la pluie de la veille, repose paresseusement.

À l’arrêt de bus, une femme africaine avec un bébé dans le landau et deux adolescentes font les cent pas. Il ne peut pas dire d’où vient l’Africaine, si elle est d’un pays colonisé par la France ou d’ailleurs. L’un des problèmes qu’il rencontre depuis vingt ans est de deviner la patrie des Africains. Puis il y a deux autres filles qui se sont habillées sans tenir compte du temps : un morceau de tissu pour couvrir leurs seins tombants, et une jupe courte en jean, comme portée à contrecœur, avec une ceinture de rex rouge astucieusement attachée pour éviter le risque encouru. Les filles sont en train de mâcher un chewing-gum dans la bouche et, de temps en temps, l’arrêtent entre les deux lèvres et font une sorte de ballon, qui explose et se colle à l’embout, le récupérant à nouveau et l’enfonçant. Son attention a été attirée par un paulownia. Au pied du tronc, un mille-pattes tente de l’escalader et tombe au sol à chaque tentative. Les branches se balancent à l’occasion sous l’effet du vent et, dans leur mouvement, pompent l’eau de pluie, telle qu’elle attend d’être versée.

— Vous avez l’heure monsieur, une fille d’entre elles s’est approchée de de Monsieur Daniel et lui a demandé l’heure.

— Oui, il est onze heures moins dix, a-t-il répondu.

Le temps qu’il regarde sa montre et dise à la fille l’heure exacte, le bus est venu et arrêté.. Les autres ont laissé passer Monsieur Daniel et la jeune mère africaine avec son bébé dans la poussette, en premier. Il a une carte de transport gratuite pour les personnes âgées, et la machine l’a validée en émettant un bip. Heureusement, à cette heure de la journée, de nombreux sièges sont vides, et il en choisit un près de la fenêtre. Il est très fatigué. Après quelques secondes, il s’est endormi en émettant un léger sifflement. Quand il se réveille, le bus s’est arrêté à un arrêt du centre-ville. Ceux qui sont descendus courent pour attraper le “tram”, ceux qui ne peuvent pas courir, font des pas rapides, certains courent dans la direction opposée vers un autre bus, d’autres montent dans son bus et cherchent des sièges vides. Il suppose que tous ces gens traversent avec une certaine audace les solitudes qui les entourent et se traînent dans cette fichu boue.

Une vieille femme qui est montée dans le bus est venue s’asseoir à côté de lui et disait “Désolé”. M. Daniel prend place correctement et hoche la tête en signe d’acceptation de son comportement digne. En face de lui, se trouvent deux vieilles femmes qui doivent avoir le même âge que lui. En effet, la plupart des passagers du bus sont âgés. Ce sont des oiseaux, qui profitent de l’occasion pour déployer leurs ailes, afin de ne pas être arbitrairement incarcérés dans les cages des solitudes. Dans dix minutes, il pourra se présenter au bureau des gardes-frontières, qui se trouve sur la rive du Rhin, pense-t-il.

— Un étranger qui, jusqu’à hier, était locataire comme moi est aujourd’hui devenu propriétaire d’une maison. D’ailleurs, je ne l’ai jamais vu aller travailler », dit l’une des femmes à sa voisine.

— ça ne m’étonne pas. Si nous faisons des naissances comme eux chaque année, nous pouvons aussi en acheter une sans problème. Qui profite de tous les impôts que nous payons, vous savez ?

— Excusez-moi mesdames ! Vous savez, pourquoi votre voisin étranger, a-t-il beaucoup d’enfants ? Si vous le désirez, je peux vous dire le secret.

–  « …. »

Leurs visages révèlent qu’elles ne veulent pas que M. Daniel s’immisce dans leurs affaires.En tout cas, il s’est résolu à partager son savoir dans cette affaire.

— La cause de l’aspiration de certaines personnes à avoir plusieurs enfants est un moyen de conjurer la solitude qui s’approche à la même vitesse que le départ de chaque enfant. C’est un moyen de combler le vide laissé par ceux qui sont partis.

Ils froncent les sourcils comme pour rejeter son intervention. Le bus s’est arrêté à l’endroit où il doit descendre.

Au début du pont européen, à gauche, les drapeaux nationaux des États membres de l’Union européenne sont alignés, ce qui lui donne le motif de leur union : la peur d’être seul est un problème fondamental de toute l’humanité. De l’autre côté du pont, le Rhin, qui évoque une mer calme, se déplace majestueusement du sud au nord. Le ciel, qui était gris et bruineux peu de temps auparavant, est devenu bleu et lumineux malgré la présence de quelques nuages ici et là, et l’on dirait que la moitié du ciel a été tirée et attachée de l’autre côté du Rhin. Le soleil tape impitoyablement. Les véhicules des deux côtés de la route roulent avec une férocité inouïe. M. Daniel se dirigea vers le trottoir situé à droite du pont. Il continue à marcher et arrive au début du pont. Il est juste devant le bureau de la police des frontières, dont il commence à radiographier les scènes dans sa tête, d’un bout à l’autre : un des policiers l’attend, regardant sa montre par moments. Un ou deux Tamouls captifs qui ont tenté d’entrer illégalement en France attendent, agonisants, de répondre aux demandes de renseignements. Dans la même situation, il voit aussi d’autres étrangers. L’un des policiers attend peut-être même un interprète pour eux. Ils s’inquiètent de la nécessité d’appliquer correctement la loi.

Le Rhin coule tranquillement sous le pont européen. Dans l’eau, il voit des nuages sales qui semblent avoir été rincés à dessein. Les barges, qui semblent avoir été trempées de noir au bout de la queue, rugissent dans le cœur de Monsieur Daniel. La nudité du fleuve le fascine. Les vagues montantes se condensent en bulles, qui se fendent à la vitesse de l’eau, puis des blocs d’écume descendent dans son âme sous forme de salive. L’esprit frappé trébuche dans le tourbillon du fleuve. Un air frais et agréable venant d’en haut, semble vouloir le libérer de sa détention de solitude. C’est agréable. Il lève les yeux et voit le ciel. Il contemple une dernière fois le poste de la police des frontières et descend vers le fleuve.

Le soir, un agent de la police des frontières française a appelé chez eux et a demandé si « Monsieur Daniel » était à la maison. Madame Daniel, comme si elle ne voulait pas lui répondre, a gardé le silence. L’agent poursuit : « Nous l’avons appelé pour une mission d’interprétation, mais il ne s’est pas présenté ». Décidant de rompre le silence, elle lui dit : « Vous n’avez qu’à lui demander, je ne sais pas » et a raccroché le téléphone. Quelques minutes plus tard, elle s’est assise pour la première fois sur la chaise habituelle de son mari. Elle pensait à préparer son plat préféré pour la nuit.

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Moineaux perchés sur un rebord de fenêtre

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Il l’avait déjà vu deux fois : le jour où il avait atterri en France. Se rendant compte que l’autre jeune homme avait également pris le même vol, il avait voulu échanger quelques mots de sa langue natale, mais ce dernier s’était détourné. La deuxième fois, il l’avait vu alors qu’il faisait la queue pour payer des courses qu’il avait achetées dans un supermarché. La file d’attente était son dernier recours, mais ce n’était pas le meilleur moment pour faire connaissance avec quelqu’un ; il l’avait donc évité.

 C’est chouette de voir quelqu’un de la même origine que soi. Et de plus, c’est ici en France qu’il a la possibilité de croiser tous les ressortissants du sous-continent indien : Mauriciens, Pakistanais, Bangladais, Sri Lankais, etc. Il a donc une volonté innée de leur parler, mais jusqu’à présent, toutes ses tentatives se sont soldées par un embarras. Lorsque cette quête aboutit à un échec, elle se transforme dans son esprit en une sorte de flocons de neige piétinés.

  Ce jour-là, il fut conduit hors de sa détention provisoire pour une enquête complémentaire. Il attendait à l’hôtel de police qui s’occupait de l’immigration clandestine… Ayant une envie pressante de boire quelque chose, il se rapprocha du distributeur de boissons. Après avoir placé un gobelet à l’endroit approprié sous la machine et inséré les pièces pour la boisson choisie, il attendait. Le bruit d’un raclement de gorge, venant de derrière, le fit se retourner. C’était l’un des policiers qui l’avait amené au poste ; son apparence imposante lui donna quelques frissons.

  Il appuya sur un bouton, avec une certaine anxiété, et le liquide brun remplit la tasse. Puis iI retourna à l’endroit où il était assis plus tôt. Tout en buvant lentement, il regarda les chaises placées devant et derrière lui dans un certain ordre. Tant les clients que les chaises étaient silencieux, comme si une telle règle devait être respectée. Afin de profiter pleinement de l’instant, chacun jetait un coup d’œil ici et là, sans idée précise, à sa convenance et à son gré.

  Après avoir laissé ses yeux errer au hasard, il les fixa sur une affiche collée en face de lui. Les images d’hommes en uniforme attirèrent son attention plutôt que les mots imprimés dessus : il s’agissait d’officiers de police dans leurs uniformes bleus. Il regarda leurs yeux inquisiteurs. La casquette de l’un d’entre eux semblait être un peu trop inclinée vers la droite ; une femme policière souriait trop, montrant toutes ses dents, pour compenser l’absence de poitrine. Cela faisait longtemps que notre petit homme n’avait pas eu l’occasion de voir les gens et les choses aussi détendus.

  Il fait jour, mais toutes les lumières sont allumées. La lueur, comme un liquide blanc, clair et collant, imprègne le mur, les affiches, le plafond, le sol, les bureaux et les chaises. En raison du manque d’espace sur la passerelle, certaines personnes marchent malgré elles sur les pieds de ceux qui sont assis. D’autre part, la salle d’attente est garnie de chaises, de tables et aussi de deux photocopieurs. Un peu plus loin, il doit y avoir des toilettes. Tout à l’heure, il s’en souvient, un grand policier est passé devant lui en dézippant son pantalon. Parmi les hommes qui attendent, il y a deux Africains, un Algérien et deux Européens, suivis du jeune homme en question qui a l’air d’être dans un no man’s land. Il est inutile que le jeune homme comprenne l’intérêt qu’il lui porte. Cette pensée lui fait tourner vivement la tête vers le mur opposé où il aperçoit les bureaux de la police. Fatigué par la dureté de la scène, son regard revient vers le jeune homme en question. Les yeux de ce dernier sont fixés sur le paysage offert par la fenêtre.

Notre garçon observe également dans la même direction : l’horizon gris du ciel d’avril écumant dans la fenêtre ouverte. Un léger crachin tombe comme pour le récompenser. Il voit des rangées continues de bâtiments aux toits pentus. Sur un panneau publicitaire, une jeune fille à la silhouette de liane, tenant une bouteille d’eau, fait la publicité d’une marque familière. La fenêtre doit donner sur l’est. Si le soleil était présent, il pourrait en être convaincu. Six mois se sont écoulés depuis son arrivée ici et il n’est toujours pas sûr des points cardinaux. Sur l’arbre près de la fenêtre, il y a des fleurs blanches, denses, vibrantes comme des cosses de coton. Un moineau tourbillonne à la recherche d’une branche parfaite pour s’abriter de la bruine.

Le prénom de notre garçon est Sinnathurai. La naissance, l’éducation, l’école jusqu’à la quatrième année, la pêche en mer avec son père adoptif, le travail dans une agence de voyages comme chauffeur, et finalement homme de main d’un politicien local, tout cela s’est passé à Pondichéry. Les ennuis commencèrent lorsque Sinnathurai avait quatorze ans. Un jour, des pluies torrentielles et des rafales de mousson frappèrent les catamarans qui gisaient sur le rivage et les dispersèrent comme des arbres arrachés à la terre. Les familles de pêcheurs furent provisoirement logées dans le bâtiment d’une école primaire, dont le toit menaçait de s’effondrer. Le lendemain, des représentants du gouvernement, entourés de caméras, vinrent et, en présence du ministre des Travaux publics, distribuèrent quelques roupies et un repas à chaque membre de la famille. Les jours suivants, la pluie s’était calmée, mais la rugosité de la mer demeurait. L’imminence de la fête de Deepavali et la sensation de faim avaient poussé certaines personnes à oser prendre la mer. L’une d’entre elles était Veerappan, le père de Sinnathurai.

Plusieurs jours s’étaient écoulés et l’on était toujours sans nouvelles des pêcheurs. Puis l’annonce funeste tomba, comme le village le craignait. On dit que les corps des pêcheurs avaient été aperçus à une centaine de kilomètres de là. Tenant son fils par la main, la mère se précipita vers le village côtier pour savoir ce qui était arrivé à son mari. Tous les corps étaient là, sauf celui de son époux. À son retour, elle devint vendeuse de poisson sur le marché. Quant à son fils, il alla d’abord pêcher comme sa caste l’y obligeait puis, avec certains de ses amis, il travailla dans les entreprises de l’ashram d’Aurobindo. Plus tard, pour une élection locale, on lui demanda de distribuer de l’alcool aux partisans d’un parti politique. Cette occasion lui permit de devenir un fidèle homme de main du chef du parti. Dès lors, sa nouvelle vie fut un va-et-vient entre le commissariat de police et le tribunal. Lorsqu’il réalisa qu’il en avait assez de cette vie frivole, il décida de tout arrêter et de sortir de cet enfer.

En effet, à l’époque où il travaillait comme chauffeur pendant deux ans dans une agence de voyages, il fut fasciné par le mode de vie de certains clients indiens qui vivaient en France. Et cette fascination, qui se nourrissait de la situation dérisoire de sa vie professionnelle, le poussa à se réaliser par tous les moyens. Comme on pouvait s’y attendre, un ami lui conseilla d’épouser une Indienne qui vivait en France et de s’y rendre. Le lendemain, il se lança à la recherche d’une épouse, mais c’était une tâche bien au-delà de sa portée ! Il lui fallait cent mille roupies pour en trouver une. Alors que Sinnathurai était sur le point d’abandonner cette idée, que l’on appelait un mariage blanc, un intermédiaire lui proposa une dame quadragénaire pour cinquante mille roupies. De plus, on lui avait dit qu’elle avait une solide expérience en matière de mariage. En peu de temps, il l’épousa dans une église selon la tradition catholique et il se rendit au Consulat français pour officialiser le mariage afin de pouvoir se rendre en France avec elle.

Selon ce qui lui avait été conseillé, il se présenta à 6 heures du matin devant le Consulat, mais à sa grande surprise, les gens faisaient déjà la queue. Quand ce fut son tour, on lui dit que les jetons étaient tous distribués et qu’il devait revenir le lendemain. Le lendemain, il y alla à 5 heures du matin. Vers 11 heures, il fut appelé par un officier. Celui-ci était un Indien comme lui, mais ses yeux le voyaient comme une larve. L’officier, délibérément, parla en français, supposant que Sinnathurai ne pouvait pas comprendre ce qu’il disait. Dans une certaine mesure, on peut dire que l’agent était amusé par l’ignorance de Sinnathurai de la langue française. Finalement, il lui remit un document en lui disant qu’il devait venir avec tous les papiers requis et il le regarda d’un air méprisant. Ne voulant pas entendre davantage le discours de l’agent, il quitta le bureau sans plus d’explications.

Pour sauver Sinnathurai, le Seigneur envoya un sauveur qu’il rencontra, tout à fait par hasard, au bureau de son parti politique. Ce dernier avait pour profession de faire entrer clandestinement des migrants dans les pays européens après avoir récolté suffisamment d’argent. L’homme avait en main de nombreux faux passeports français. Il lui demanda deux cent mille roupies pour une personne. Les autres conditions étaient qu’il devait rendre ledit passeport à son agent en échange d’une fausse identité à la sortie de l’aéroport et payer deux mille euros en France dans un délai déterminé.

À l’aéroport international de Paris, il se crut dans un monde étranger. Poser le pied dans un pays inconnu sous une fausse identité était angoissant. Sa langue était desséchée par la soif et son ventre bruissait. Les voyageurs réguliers commencèrent à faire la queue. Il y avait deux files d’attente : une pour les ressortissants de l’UE et une autre pour les autres pays. Malgré son passeport français, il hésita longtemps à choisir la bonne file. Lorsqu’il vit que des voyageurs indiens munis de passeports français faisaient la queue dans la file européenne, il les rejoignit. Le fonctionnaire qui vérifia son passeport lui jeta un regard soupçonneux. Aux questions qu’on lui posa, il répondit simplement par des hochements de tête. Et lorsque l’agent se retourna pour prendre sa tasse de café, il s’empressa de sortir de la zone de contrôle avec son chariot. Une fois dehors, il marqua une pause pour reprendre son souffle. Comme prévu, un homme du passeur récupéra le passeport et lui remit à la place une pièce d’identité falsifiée. D’après ces nouvelles informations, Sinnathurai était né à Jaffna, son pays d’origine, désormais, était le Sri Lanka.

Depuis deux mois, il travaillait illégalement, comme aide-cuisinier dans un restaurant indien tenu par un Pakistanais. Il devait commencer à 10 heures du matin : d’abord nettoyer tout le restaurant, puis couper tous les légumes, préparer la viande et pour terminer, il devait, jusqu’à minuit, laver les assiettes servies et garder les restes de viande pour le chat de l’épouse de son patron. Vers une ou deux heures du matin, il regagnait sa chambre.

  La semaine dernière, il alla jusqu’à la Gare du Nord pour chercher des épices qui lui manquaient. À Paris, c’était le seul endroit où l’on pouvait acheter des produits indiens à bas prix. Hélas, ce jour-là, la ville fut durement touchée par une vague de violence sociale. Les faits se déroulèrent dans le métro, alors que la rame passait deux stations et s’arrêtait à la troisième. Un groupe de jeunes indisciplinés, couverts d’anoraks, montèrent dans la rame. Dès qu’ils furent entrés dans le compartiment, ils ne cessèrent de faire du bruit. Avec les pots de peinture qu’ils avaient apportés, ils écrivirent en noir partout dans le compartiment. Sinnathurai avait décidé de débarquer à la prochaine station, comme beaucoup d’autres. Mais une équipe de policiers embarqua par surprise dans le métro à la station suivante. Il dut accompagner les policiers avec quelques jeunes à l’hôtel de police où ils découvrirent que son identité était fausse. Après deux semaines de détention, il est aujourd’hui sur le point d’être renvoyé dans son pays d’origine.

Dans le café restant dans sa tasse, il voit une mouche qui lutte pour sa vie. Elle essaie de sortir, mais n’y parvient pas. Désespéré, il jette la tasse à la poubelle et retourne vers sa chaise. Incroyable, le jeune homme qui lui avait déjà fait la surprise de sa présence est assis sur la chaise à côté de lui… Ne voulant pas manquer cette occasion, il décide cette fois de lui parler :

— Êtes-vous de l’Inde ? demande Sinnathurai.

— Non, du Sri Lanka. J’étais venu en France avec un passeport indien. Et vous ?

— En fait, je suis Indien. Mais d’après mes papiers, je suis Sri-lankais.

  Sinnathurai, oubliant la situation dans laquelle ils se trouvent, se met soudain à rire. L’autre se joint également au rire, conscient de la raison pour laquelle Sinnathurai rit. Le moineau qui tournait autour de l’arbre quelques minutes plus tôt s’est assis sur le rebord de la fenêtre avec la peur d’être renvoyé à tout moment.

De L’amour uniquement (Nouvelle) -Mireille Santo

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Mireille SantoRaja observait Savitri penchée sur son livre et lui posa la question qui lui brûlait les lèvres :¬
-M’aimes-tu ?
Elle lui jeta un regard en biais sans tourner la tête. Quelques secondes s’écoulèrent interminables et elle répondit les yeux baissés :
-Vous le savez bien !
Comme le voulait la tradition tamoule, elle le vouvoyait et ne l’appelait pas par son prénom en public. Dans l’intimité, elle s’exprimait peu, baissait la tête et fermait les yeux, les lèvres closes. Raja s’en attristait. Pourquoi cette réserve ? Cela ferait bientôt dix ans qu’ils étaient mariés et pourtant il avait la sensation de n’avoir pas réussi à l’apprivoiser.
-Non je ne le sais pas forcement surtout si tu ne le dis jamais. En tout cas je n’en suis pas sûr. Lui, la tutoyait, marquant ainsi verbalement leur proximité, il usait de mots caressants dans la fougue du désir car elle était sienne et l’appelait « tchellam » lors de leurs échanges quotidiens. Alors qu’elle, se contentait d’appliquer le protocole établi.
Le ton involontairement cassant qu’il avait utilisé la fit lever la tête vers lui.
-Vous semblez contrarié.
Elle était attendrissante avec ses grands yeux interrogateurs, elle avait si peu changé depuis leurs fiançailles : quelques fils d’argents sur sa chevelure de jais, une ride là où ses sourcils se rapprochaient et ses nouvelles lunettes ! Pour le reste elle était la même jeune femme qu’il avait vue sur les photos de l’entremetteur.
-J’aimerais juste savoir ce que je suis pour toi.
-Mon mari.
-D’accord mais au-delà de ça !
-Vous êtes la pierre angulaire de cette maison, le père de mes enfants et mon compagnon de vie, répondit-elle dévotement.
-Je ne te demande pas de me réciter ce que tu as appris mais de me le dire avec tes mots à toi.
Exaspéré, il avait presque crié. Lui, qui avait la réputation d’un homme calme, il se laissait aller à perdre ses nerfs. Pourquoi ne comprenait-elle pas qu’il avait besoin de savoir ? Qu’il avait viscéralement besoin d’être rassuré sur la teneur de ses sentiments à elle. Sa propre mère les avait abandonnés sa sœur et lui alors qu’ils étaient encore petits. Ils étaient restés tous les deux sur le bord du chemin à ramasser les petits cailloux et à l’attendre. Ils n’avaient pas pleuré car elle avait dit qu’elle reviendrait. La nuit était tombée et les lampadaires s’étaient allumés un à un et elle n’est pas revenue. Un voisin les avait reconnus et les avait ramenés auprès de leur père. Sa mère était une femme, une mère exactement comme Savitri ni pire ni meilleure et elle avait pris cette décision terrible de partir sans se retourner.
-Vous m’en demandez trop ! Je ne vois pas où vous voulez en venir. Je ne vous comprends pas, dit Savitri en ôtant ses lunettes.
Il savait qu’elle allait les remettre après en avoir suçoté la branche. Elle le faisait machinalement sans même s’en apercevoir, c’était un de ces nouveaux tics. Il trouvait cela incroyablement sexy.
Oui, il était très épris de sa femme, oui, il en était amoureux d’une manière quasi inavouable dans son milieu où ne gravitaient que des couples blasés ayant contracté des mariages de raison. Ces gens ne pouvaient imaginer qu’il puisse nourrir un amour aussi immodéré pour son épouse : cette parfaite inconnue qu’il avait choisi sur papier glacé. L’entremetteur avait froncé le nez : « Regardez les autres photos, il y a de meilleures partis et des femmes plus belles ! » Mais il n’avait pas voulu en démordre. Têtu jusqu’au bout il avait insisté faisant fi de toutes les réserves émises par ses proches. Il avait dû batailler avec sa mère qui n’avait pas trouvé Savitri assez belle et son père qui ne l’avait pas trouvée assez dotée. Sa famille avaient vu d’un très mauvais œil cet engouement qu’il avait manifesté si tôt en son endroit. Cinquante fois le mariage avait failli péricliter et cinquante fois il l’avait sauvé in extremis en priant en secret tous les dieux du ciel. Il était déjà si éperdument amoureux !
Et Il exigeait aujourd’hui de savoir ce qu’elle ressentait pour lui. Il n’allait pas abandonné cette fois-ci comme les fois précédentes où il avait reculé lâchement face à son visage opaque et ses silences qui l’écorchaient comme autant de pointes acérées.
Elle lui avait inspiré si vite et si simplement autant d’amour. Il avait été séduit, tourneboulé et métamorphosé par son apparition dans son existence. Il espérait et attendait dans les tréfonds de son cœur la réciproque.
-Tu ne me comprends pas ??? Apres dix ans de vie commune, deux enfants et tout ce que nous avons partagés, tu ne me comprends pas !!!
Il avait encore crié. Savitri avait posé ses lunettes et son livre à côté d’elle et ses sourcils n’en finissaient pas de froncer. Il imaginait nettement son armure se mettre en place, il pouvait même entendre le claquement sec de chacune des parties s’imbriquant entre elles et la recouvrant entièrement telle une carapace pour ne laisser visibles que ses yeux réduits à deux fentes sombres. C’était le moment précis où il choisissait de reculer et d’abandonner la partie.
Sa tranquillité et la paix du foyer ne méritait-il pas qu’il ferme les yeux sur ces petits détails ? Après tout, son épouse était une gentille femme, une bonne mère et une belle personne. Que voulait-il de plus ? Une déclaration d’amour enflammée comme jamais? Une étreinte passionnée dont elle prendrait l’initiative ? Qu’espérait-il obtenir en la poussant ainsi dans ces retranchements ? Pourquoi son esprit indiscipliné revenait-il toujours à la charge en lui posant encore et encore la même question : m’aime-t-elle vraiment?
-Ai-je dit ou fait quelque chose qui aurait pu vous déplaire de quelques manières que ce soit ? La question était purement rhétorique mais le ton était glacial.
Si Raja persistait dans cette conversation, il allait clairement entrer en guerre avec Savitri et c’est la dernière chose au monde qu’il désirait.
-Non, bien sûr que non ! , dit-il doucement
-Alors, pourquoi me cherchez-vous querelle ?
-Je ne te cherche pas querelle, je ne veux pas me disputer. Je veux juste savoir.
-Notre vie telle qu’elle est ne vous convient-elle plus ? Peut-être regrettez-vous vos choix ?
-Non, ce n’est pas ça du tout ! Tu ne comprends pas…
-C’est sûr que je ne vous comprends pas!
-Je veux juste que tu répondes à une seule question par oui ou par non. Est-ce trop demander ?
-Vous cherchez la petite bête ! Et elle descendit du lit dans l’intention de quitter la chambre. Si elle sortait de la pièce, elle aurait encore gagné et lui se consumerait de frustration et de tristesse.
Raja ferma la porte de la chambre et fit volteface. Elle était là juste devant lui, un peu surprise de n’en avoir pas déjà fini. Il lui prit les mains avec toute la tendresse dont il était capable et lui demanda en la regardant droit dans les yeux :
-Est-ce que oui ou non tu m’aimes ? Il espérait que pour une fois elle ne tergiverserait pas et qu’elle n’éluderait pas ses questions par des pirouettes dont elle avait le secret. Et qu’enfin il obtiendrait une certitude, quelque chose de tangible.
Il y eut un moment suspendu car tous deux pressentaient que rien ne serait plus tout à fait comme avant. Savitri chercha ses mots et les déposa avec douceur dans le silence épais qui les entourait.
-J’ai de l’attachement pour vous…de la tendresse. Je ne recherche pas l’intensité. J’accomplis mon devoir d’épouse.
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