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Moineaux perchés sur un rebord de fenêtre(Nouvelle) – Krishna NAGARATHINAM

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Il l’avait déjà vu deux fois : le jour où il avait atterri en France. Se rendant compte que l’autre jeune homme avait également pris le même vol, il avait voulu échanger quelques mots de sa langue natale, mais ce dernier s’était détourné. La deuxième fois, il l’avait vu alors qu’il faisait la queue pour payer des courses qu’il avait achetées dans un supermarché. La file d’attente était son dernier recours, mais ce n’était pas le meilleur moment pour faire connaissance avec quelqu’un ; il l’avait donc évité.

 C’est chouette de voir quelqu’un de la même origine que soi. Et de plus, c’est ici en France qu’il a la possibilité de croiser tous les ressortissants du sous-continent indien : Mauriciens, Pakistanais, Bangladais, Sri Lankais, etc. Il a donc une volonté innée de leur parler, mais jusqu’à présent, toutes ses tentatives se sont soldées par un embarras. Lorsque cette quête aboutit à un échec, elle se transforme dans son esprit en une sorte de flocons de neige piétinés.

  Ce jour-là, il fut conduit hors de sa détention provisoire pour une enquête complémentaire. Il attendait à l’hôtel de police qui s’occupait de l’immigration clandestine… Ayant une envie pressante de boire quelque chose, il se rapprocha du distributeur de boissons. Après avoir placé un gobelet à l’endroit approprié sous la machine et inséré les pièces pour la boisson choisie, il attendait. Le bruit d’un raclement de gorge, venant de derrière, le fit se retourner. C’était l’un des policiers qui l’avait amené au poste ; son apparence imposante lui donna quelques frissons.

  Il appuya sur un bouton, avec une certaine anxiété, et le liquide brun remplit la tasse. Puis iI retourna à l’endroit où il était assis plus tôt. Tout en buvant lentement, il regarda les chaises placées devant et derrière lui dans un certain ordre. Tant les clients que les chaises étaient silencieux, comme si une telle règle devait être respectée. Afin de profiter pleinement de l’instant, chacun jetait un coup d’œil ici et là, sans idée précise, à sa convenance et à son gré.

  Après avoir laissé ses yeux errer au hasard, il les fixa sur une affiche collée en face de lui. Les images d’hommes en uniforme attirèrent son attention plutôt que les mots imprimés dessus : il s’agissait d’officiers de police dans leurs uniformes bleus. Il regarda leurs yeux inquisiteurs. La casquette de l’un d’entre eux semblait être un peu trop inclinée vers la droite ; une femme policière souriait trop, montrant toutes ses dents, pour compenser l’absence de poitrine. Cela faisait longtemps que notre petit homme n’avait pas eu l’occasion de voir les gens et les choses aussi détendus.

  Il fait jour, mais toutes les lumières sont allumées. La lueur, comme un liquide blanc, clair et collant, imprègne le mur, les affiches, le plafond, le sol, les bureaux et les chaises. En raison du manque d’espace sur la passerelle, certaines personnes marchent malgré elles sur les pieds de ceux qui sont assis. D’autre part, la salle d’attente est garnie de chaises, de tables et aussi de deux photocopieurs. Un peu plus loin, il doit y avoir des toilettes. Tout à l’heure, il s’en souvient, un grand policier est passé devant lui en dézippant son pantalon. Parmi les hommes qui attendent, il y a deux Africains, un Algérien et deux Européens, suivis du jeune homme en question qui a l’air d’être dans un no man’s land. Il est inutile que le jeune homme comprenne l’intérêt qu’il lui porte. Cette pensée lui fait tourner vivement la tête vers le mur opposé où il aperçoit les bureaux de la police. Fatigué par la dureté de la scène, son regard revient vers le jeune homme en question. Les yeux de ce dernier sont fixés sur le paysage offert par la fenêtre.

Notre garçon observe également dans la même direction : l’horizon gris du ciel d’avril écumant dans la fenêtre ouverte. Un léger crachin tombe comme pour le récompenser. Il voit des rangées continues de bâtiments aux toits pentus. Sur un panneau publicitaire, une jeune fille à la silhouette de liane, tenant une bouteille d’eau, fait la publicité d’une marque familière. La fenêtre doit donner sur l’est. Si le soleil était présent, il pourrait en être convaincu. Six mois se sont écoulés depuis son arrivée ici et il n’est toujours pas sûr des points cardinaux. Sur l’arbre près de la fenêtre, il y a des fleurs blanches, denses, vibrantes comme des cosses de coton. Un moineau tourbillonne à la recherche d’une branche parfaite pour s’abriter de la bruine.

Le prénom de notre garçon est Sinnathurai. La naissance, l’éducation, l’école jusqu’à la quatrième année, la pêche en mer avec son père adoptif, le travail dans une agence de voyages comme chauffeur, et finalement homme de main d’un politicien local, tout cela s’est passé à Pondichéry. Les ennuis commencèrent lorsque Sinnathurai avait quatorze ans. Un jour, des pluies torrentielles et des rafales de mousson frappèrent les catamarans qui gisaient sur le rivage et les dispersèrent comme des arbres arrachés à la terre. Les familles de pêcheurs furent provisoirement logées dans le bâtiment d’une école primaire, dont le toit menaçait de s’effondrer. Le lendemain, des représentants du gouvernement, entourés de caméras, vinrent et, en présence du ministre des Travaux publics, distribuèrent quelques roupies et un repas à chaque membre de la famille. Les jours suivants, la pluie s’était calmée, mais la rugosité de la mer demeurait. L’imminence de la fête de Deepavali et la sensation de faim avaient poussé certaines personnes à oser prendre la mer. L’une d’entre elles était Veerappan, le père de Sinnathurai.

Plusieurs jours s’étaient écoulés et l’on était toujours sans nouvelles des pêcheurs. Puis l’annonce funeste tomba, comme le village le craignait. On dit que les corps des pêcheurs avaient été aperçus à une centaine de kilomètres de là. Tenant son fils par la main, la mère se précipita vers le village côtier pour savoir ce qui était arrivé à son mari. Tous les corps étaient là, sauf celui de son époux. À son retour, elle devint vendeuse de poisson sur le marché. Quant à son fils, il alla d’abord pêcher comme sa caste l’y obligeait puis, avec certains de ses amis, il travailla dans les entreprises de l’ashram d’Aurobindo. Plus tard, pour une élection locale, on lui demanda de distribuer de l’alcool aux partisans d’un parti politique. Cette occasion lui permit de devenir un fidèle homme de main du chef du parti. Dès lors, sa nouvelle vie fut un va-et-vient entre le commissariat de police et le tribunal. Lorsqu’il réalisa qu’il en avait assez de cette vie frivole, il décida de tout arrêter et de sortir de cet enfer.

En effet, à l’époque où il travaillait comme chauffeur pendant deux ans dans une agence de voyages, il fut fasciné par le mode de vie de certains clients indiens qui vivaient en France. Et cette fascination, qui se nourrissait de la situation dérisoire de sa vie professionnelle, le poussa à se réaliser par tous les moyens. Comme on pouvait s’y attendre, un ami lui conseilla d’épouser une Indienne qui vivait en France et de s’y rendre. Le lendemain, il se lança à la recherche d’une épouse, mais c’était une tâche bien au-delà de sa portée ! Il lui fallait cent mille roupies pour en trouver une. Alors que Sinnathurai était sur le point d’abandonner cette idée, que l’on appelait un mariage blanc, un intermédiaire lui proposa une dame quadragénaire pour cinquante mille roupies. De plus, on lui avait dit qu’elle avait une solide expérience en matière de mariage. En peu de temps, il l’épousa dans une église selon la tradition catholique et il se rendit au Consulat français pour officialiser le mariage afin de pouvoir se rendre en France avec elle.

Selon ce qui lui avait été conseillé, il se présenta à 6 heures du matin devant le Consulat, mais à sa grande surprise, les gens faisaient déjà la queue. Quand ce fut son tour, on lui dit que les jetons étaient tous distribués et qu’il devait revenir le lendemain. Le lendemain, il y alla à 5 heures du matin. Vers 11 heures, il fut appelé par un officier. Celui-ci était un Indien comme lui, mais ses yeux le voyaient comme une larve. L’officier, délibérément, parla en français, supposant que Sinnathurai ne pouvait pas comprendre ce qu’il disait. Dans une certaine mesure, on peut dire que l’agent était amusé par l’ignorance de Sinnathurai de la langue française. Finalement, il lui remit un document en lui disant qu’il devait venir avec tous les papiers requis et il le regarda d’un air méprisant. Ne voulant pas entendre davantage le discours de l’agent, il quitta le bureau sans plus d’explications.

Pour sauver Sinnathurai, le Seigneur envoya un sauveur qu’il rencontra, tout à fait par hasard, au bureau de son parti politique. Ce dernier avait pour profession de faire entrer clandestinement des migrants dans les pays européens après avoir récolté suffisamment d’argent. L’homme avait en main de nombreux faux passeports français. Il lui demanda deux cent mille roupies pour une personne. Les autres conditions étaient qu’il devait rendre ledit passeport à son agent en échange d’une fausse identité à la sortie de l’aéroport et payer deux mille euros en France dans un délai déterminé.

À l’aéroport international de Paris, il se crut dans un monde étranger. Poser le pied dans un pays inconnu sous une fausse identité était angoissant. Sa langue était desséchée par la soif et son ventre bruissait. Les voyageurs réguliers commencèrent à faire la queue. Il y avait deux files d’attente : une pour les ressortissants de l’UE et une autre pour les autres pays. Malgré son passeport français, il hésita longtemps à choisir la bonne file. Lorsqu’il vit que des voyageurs indiens munis de passeports français faisaient la queue dans la file européenne, il les rejoignit. Le fonctionnaire qui vérifia son passeport lui jeta un regard soupçonneux. Aux questions qu’on lui posa, il répondit simplement par des hochements de tête. Et lorsque l’agent se retourna pour prendre sa tasse de café, il s’empressa de sortir de la zone de contrôle avec son chariot. Une fois dehors, il marqua une pause pour reprendre son souffle. Comme prévu, un homme du passeur récupéra le passeport et lui remit à la place une pièce d’identité falsifiée. D’après ces nouvelles informations, Sinnathurai était né à Jaffna, son pays d’origine, désormais, était le Sri Lanka.

Depuis deux mois, il travaillait illégalement, comme aide-cuisinier dans un restaurant indien tenu par un Pakistanais. Il devait commencer à 10 heures du matin : d’abord nettoyer tout le restaurant, puis couper tous les légumes, préparer la viande et pour terminer, il devait, jusqu’à minuit, laver les assiettes servies et garder les restes de viande pour le chat de l’épouse de son patron. Vers une ou deux heures du matin, il regagnait sa chambre.

  La semaine dernière, il alla jusqu’à la Gare du Nord pour chercher des épices qui lui manquaient. À Paris, c’était le seul endroit où l’on pouvait acheter des produits indiens à bas prix. Hélas, ce jour-là, la ville fut durement touchée par une vague de violence sociale. Les faits se déroulèrent dans le métro, alors que la rame passait deux stations et s’arrêtait à la troisième. Un groupe de jeunes indisciplinés, couverts d’anoraks, montèrent dans la rame. Dès qu’ils furent entrés dans le compartiment, ils ne cessèrent de faire du bruit. Avec les pots de peinture qu’ils avaient apportés, ils écrivirent en noir partout dans le compartiment. Sinnathurai avait décidé de débarquer à la prochaine station, comme beaucoup d’autres. Mais une équipe de policiers embarqua par surprise dans le métro à la station suivante. Il dut accompagner les policiers avec quelques jeunes à l’hôtel de police où ils découvrirent que son identité était fausse. Après deux semaines de détention, il est aujourd’hui sur le point d’être renvoyé dans son pays d’origine.

Dans le café restant dans sa tasse, il voit une mouche qui lutte pour sa vie. Elle essaie de sortir, mais n’y parvient pas. Désespéré, il jette la tasse à la poubelle et retourne vers sa chaise. Incroyable, le jeune homme qui lui avait déjà fait la surprise de sa présence est assis sur la chaise à côté de lui… Ne voulant pas manquer cette occasion, il décide cette fois de lui parler :

— Êtes-vous de l’Inde ? demande Sinnathurai.

— Non, du Sri Lanka. J’étais venu en France avec un passeport indien. Et vous ?

— En fait, je suis Indien. Mais d’après mes papiers, je suis Sri-lankais.

  Sinnathurai, oubliant la situation dans laquelle ils se trouvent, se met soudain à rire. L’autre se joint également au rire, conscient de la raison pour laquelle Sinnathurai rit. Le moineau qui tournait autour de l’arbre quelques minutes plus tôt s’est assis sur le rebord de la fenêtre avec la peur d’être renvoyé à tout moment.