A ‘Elle’, qui m’apprend le Passé – Krishna NAGARATHINAM

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Mon premier séjour à Auroville remontait à huit mois. À ce moment-là, j’étais dans un état désespéré à cause des événements qui s’étaient déroulés autour de moi et j’en voulais à ma mère pour une raison précise.

 

Mes parents ont une pharmacie appelée la pharmacie de Liège dans le IXe arrondissement de Paris, et l’affaire jusqu’à présent tourne bien. Après six ans d’études, j’attendais le résultat de mon examen pour devenir pharmacienne moi aussi. Ma mère s’appelle Isabelle et Louis est mon beau-père. Il n’y a pas grand-chose à dire sur la famille de ma mère, mais Louis vient d’une famille riche. Il possède une grande maison du XIXe siècle léguée par ses parents aux Sables d’Olonne. Contrairement à Louis, ma mère est très attachée à un train de vie aisé et d’une manière ou d’une autre, cela résonne dans notre vie quotidienne. Étant sa fille, le choix de mon petit ami est limité : seul un garçon issu d’une famille respectable aura le droit de m’approcher.

 

C’était un dimanche. Nous étions tous à la maison. Au cours de la semaine, la seule occasion qui pouvait nous rassembler était le dîner. Le dimanche donc, en général, nous nous retrouvions autour de la table le matin, l’après-midi et le soir pour manger ensemble en discutant de tout ce que nous avions vécu pendant la semaine dans la rue, dans le métro, dans notre pharmacie ou ailleurs ou appris par les journaux, la télévision, etc. Il nous fallait au moins une heure avant de sortir de table. Parfois, nous invitions des amis le samedi soir et bavardions jusque tard dans la nuit autour d’un verre.

 

Quelques mots sur Louis : soit dit en passant, comme je vous l’ai déjà appris, Louis est mon père adoptif. Isabelle, ma mère, n’avait que dix-sept ans quand je suis née, alors j’ai grandi avec mes grands-parents. Lorsque ma mère a voulu poursuivre ses études de pharmacie, qu’elle avait interrompues quelques années plus tôt, elle a rencontré Louis, puis, plus tard, ils se sont mariés. Après avoir obtenu leurs diplômes, ils ont ouvert la pharmacie.

Jusqu’à mon sixième anniversaire, Louis a ignoré que sa nouvelle épouse avait un enfant de six ans. Un jour, mes grands-parents ont décidé de parler de moi à leur gendre. Le même jour, Louis m’a emmenée à la maison comme si j’étais sa propre fille. En outre, il a dit à ma mère qu’il ne souhaiterait pas avoir un deuxième enfant après moi. Au fond d’elle-même, ma mère avait toujours eu le sentiment que ses parents étaient responsables de tout ce qui était malvenu pour sa famille. Elle a donc décidé de ne plus aller les voir. Louis, en revanche, m’a régulièrement conduite chez mes grands-parents et il leur a souvent rendu visite pendant leur séjour à la maison de retraite. Depuis mon arrivée chez lui, il s’est montré un père exemplaire et moi, je le considère comme mon vrai père. Il est difficile de croire que les jours et le temps que j’ai passés avec Louis sont plus importants que ceux passés avec ma mère.

 

 

Il n’y eut pas de problème jusqu’à ce dimanche précis. Le matin, j’étais allée voir un ami de l’université et j’étais revenue vers midi. La table avait été préparée pour le déjeuner. Il y avait en général trois assiettes et les cuillères et fourchettes adéquates, mais ce midi-là, exceptionnellement, je ne vis que deux assiettes remplies de Poh, la spécialité vietnamienne de ma mère et du pain. L’absence de Louis m’avait intriguée, j’avais levé la tête et regardé le visage de ma mère.

 

—  Un déjeuner sans mon père à la table, ça me surprend ! De plus, voir une table sans bouteille de vin et sans assiette pour lui est inhabituel chez nous, tu peux m’expliquer ? lui ai-je demandé.

 

—  Rien ne nous arrivera si nous mangeons sans lui, ne t’inquiète pas, c’est moi qui lui ai demandé de nous laisser seules pour aborder un sujet.

 

Ma mère est un personnage typique. Il était certain qu’elle attendait d’évoquer un problème grave… Alors je restai silencieuse jusqu’à la fin de ses paroles.

 

—  Tu ne me demandes pas pourquoi ?

 

—  Pourquoi te le demanderai-je ? Jusqu’ici, tout ce que tu as fait n’a concerné que toi. Bien sûr, ni Louis ni moi ne pourrons être importants pour toi.

 

—  Tu ne crois pas que moi aussi, comme beaucoup d’autres, je pourrais avoir mes propres besoins ?

 

—  Je ne suis pas bien placée pour te faire une leçon de morale, et toi non plus, dans le rôle de l’élève qui écoute. Dans notre monde d’aujourd’hui, certains hommes nous surprennent, en tuant des innocents au nom de Dieu. Je ne vois aucune différence entre ces fous et toi. Mes questions ne te serviront à rien, je sais. Alors vas-y !

 

De la main, elle remit le petit morceau de pain à sa place initiale et elle me dit, me regardant quelques secondes dans les yeux.

 

—  Depuis quelques mois, je suis infidèle à Louis. J’ai donc décidé d’arrêter de vivre ainsi.

 

—  Et après ?

 

—  Et après ? J’ai décidé de vivre avec quelqu’un que j’aime, c’est tout. Que veux-tu que je te dise de plus ?

Tout en parlant elle poussa devant elle son assiette contenant les restes, laquelle roula sur la table, interrompit sa trajectoire sur le bord et tomba à terre, enlaidissant la scène. Ma mère, qui s’attendait à ce que j’acquiesce, reprit la parole :

 

—  Tu n’as vraiment pas compris mon intention ! Je vais vivre avec quelqu’un qui me comprend bien. Je n’ai rien à me reprocher à cet égard. De plus, ton Louis, il ne connaît que la consommation de vin et ignore totalement mon intérêt.

 

— Je sais que tu ne partages pas mon opinion, surtout s’il s’agit de Louis et de moi. En tout cas, je te le demande, l’homme dont tu parles n’est-il pas celui qui nous livre les marchandises ? Oui ? Louis m’en a déjà parlé.  Il m’avait dit que vous corrigeriez ce défaut alors que je ne le croyais pas.

—  Il n’avait pas honte de raconter toutes ces inepties ?!

 

—  S’il y a une honte dans cette histoire, elle n’est pas pour lui, mais pour toi.

 

—  J’ai besoin de ton avis sur ce sujet.

 

—  Je ne pense pas que mon avis t’intéressera. Si j’ai quelque chose à dire, je parlerai à Louis.

 

Ayant lancé cette réplique sans attendre la sienne en retour, je montai les escaliers jusqu’au premier étage. Après avoir changé de tenue, je sortis de la maison comme une folle, ignorant la voix qui m’appelait : “Mira ! Mira !”

 

Je ne me rappelle plus combien heures je passai ce soir-là pour arpenter les rues de Paris, mais lorsque je rentrai à la maison, il était presque minuit.  C’est Louis qui m’ouvrit la porte. La discussion du midi, avec ma mère, m’interdisait de me trouver nez à nez avec elle.  En grimpant les marches deux à deux, j’arrivai au premier étage et fermai la porte de ma chambre. Je pouvais entendre la respiration de Louis derrière la porte puis sa descente de l’escalier d’un pas cadencé. Je pleurai jusqu’à l’aube.

 

A Suivre …

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